Élogeà la pérennité
Je hais la vis Parker; ce cylindre de métal, étrange croisement d’une vis à
bois et de la croix fédérale, accélère la fabrication mais interdit la réparation. La vis Parker, comme l’appareil photographique jetable ou le briquet
non rechargeable, est la métaphore d’un système industriel qui vise la
production de masse, l’usure programmée et le remplacement accéléré.
Cette économie de l’éphémère est l’antithèse du travail lent et patient de
l’artisan, de la création du chef-d’oeuvre par le compagnon.
En ce début de millénaire, un petit
groupe d’hommes entraîné par Daniel
Hillis, le pape des processeurs ultrarapi-
des à structure massivement parallèle (la
fameuse «Connection Machine»), part en
croisade pour bâtir l’ordinateur le plus
lent du monde: l’horloge «Long Now» ou
«long maintenant».
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La version définitive de
ce mécanisme révolutionnaire trouverait
sa place dans un désert du Nevada, au
sud-ouest des Etats-Unis. Le visiteur sera
invité à pénétrer dans les entrailles de la
montagne pour y découvrir une horloge
monumentale, d’une hauteur de vingtmètres; à l’entrée de la caverne, il apercevra un pendule géant oscillant toutes les
dix secondes; en s’élevant d’un étage, il
découvrira un mécanisme battant une fois
par jour. En poursuivant son ascension, le
visiteur accédera aux étages supérieurs
où des dispositifs de plus en plus lents
dénombreront les années bissextiles, les
années séculaires non bissextiles, et enfin
le cycle de 25 784 ans de la précession
des équinoxes. Il terminera son périple au
sommet de l’horloge, dominée par deux
hélices géantes, elles-mêmes entraînées
par un contrepoids de plusieurs tonnes.
La stratégie de construction
d’une telle horloge repose sur
quatre principes fondamentaux :
- • la précision, garantie par un mécanisme
binaire analogue à celui des montres
digitales et basé sur une représentation
à 32 bits;
- • la longévité, assurée par la lenteur, la
résistance aux agressions du climat et
à celles des hommes;
- • la facilité de maintenance, découlant
d’une technique mécanique, donc robuste, et de l’utilisation des matériaux
les plus résistants du moment;
- • la transparence, assurant la compré-
hension intuitive du mécanisme et sa
réparation aisée.
Conçue pour durer, évoluer et s’auto-réparer, l’horloge «Long Now» devrait
afficher un temps exact pendant 10'000
ans au moins, une période équivalente à celle qui nous sépare de l’époque gla-
ciaire. Elle corrigera automatiquement
ses erreurs par détection de la position du
soleil à midi. Son rythme, très lent, sera
d’un tic-tac par an; elle sonnera tous les
siècles et un coucou surgira à chaque
changement de millénaire!
Dans un monde dominé par la vitesse,
ou même des ordinateurs en parfait
état sont démodés après quelques mois
d’usage, le projet «Long Now» nous ramène à la lenteur, à la durabilité et à la
pérennité. Il nous encourage à vivre dans
la durée, et non dans l’instant; il nous
suggère une responsabilité envers les
centaines de générations à venir, et non
le profit immédiat promis aux actionnaires
du moment.
I ngénieurs, scientifiques ou chercheurs,
nous façonnons le monde; adhérons à
l’esprit du projet «Long Now» et, à notre
échelle, dans notre entreprise, dans notre
institution ou dans notre communauté,
retrouvons la voie royale de la création,
l’exécution de notre propre chef-d’oeuvre!
Longue vie à «Long Now»!
Daniel Mange,
Prof. d'informatique. |