_ No 22 - automne 2010 Print

 

Une Suisse inventée par la France

Sur la longue durée, qu'elle fut royale, républicaine ou impériale, la France assura un minimum de cohésion interne dans la Confédération, qu'elle maintint sous une tutelle plus ou moins visible et ce, dans les limites naturelles... de ses intérêts qui, par chance, coïncidaient souvent avec ceux des Suisses, bien incapables de trouver un terrain d'entente pour reformuler la Confédération sur de nouvelles bases au tournant du XIXe siècle.

 

Ce qu'on appelait le Corps helvétique est avant 1798 à peine un Etat de droit, bien plutôt un conglomérat de petits Etats très différents les uns des autres puisque associant plus ou mois étroitement des Etats libres, tous à dominante alémanique et centralisés, contrôlant des territoires colonisés. Après l'abolition des restes des droits de suzeraineté de l'Empire sur les couvents et les évêques, l'incorporation à la Suisse du Fricktal, et par le traité de Lunéville (9 février 1801), l'affranchissement définitif à l'égard d'une Autriche contrainte à reconnaître la république helvétique, l'Acte de Médiation du 19 février 1803 peut être considéré comme la matrice des constitutions futures de la Suisse, à commencer par celle de 1848 qui marque toujours la naissance officielle de la Suisse moderne. Ce faisant, la France restructure les frontières intérieures de la Suisse, établit l'égalité entre des cantons redimensionnés et définit le fédéralisme helvétique dans le sens qu'on lui connaît depuis. Napoléon Bonaparte confirme le caractère majoritairement francophone du canton de Fribourg et impose l'existence de six nouveaux cantons dont un de langue italienne (Tessin) et un de langue française?: Vaud, unique entité entièrement francophone de 1798 à 1815, donnant tout son sens à une Suisse plurilingue et de structure fédérative. Le 4 juillet 1803, le Landamann Louis d'Affry procède à l'ouverture solennelle à Fribourg de la première Diète fédérale. C'est une véritable révolution culturelle?! Finies les discriminations entre cantons et ex-territoires alliés, cantons primitifs et nouveaux venus, Alémaniques et Latins (Vaud, Tessin, Fribourg dans sa nouvelle version). Née un 4 juillet pourrait ainsi être le titre d'un film suisse traitant de l'émergence de l'Etat fédéral?! Le choix de cette cité-pont entre les cultures est hautement symbolique pour donner sens à la nouvelle Suisse, foncièrement multiculturelle et plurilingue. Trait d'union inter-helvétique, cette ville médiatrice fut un lieu idéal pour recommencer la Suisse aux frontières des langues. Finalement, s'il ne fallait retenir qu'un apport essentiel de Napoléon Bonaparte à la Suisse, il faudrait citer la Suisse plurilingue, instituée de facto par la République helvétique en 1798, enracinée par le Premier Consul en 1803. Sans cette attribution, la Suisse restait pour un temps indéterminé une Confédération alémanique porteuse de la légitimité ancestrale de la Suisse des Waldstaetten avec dans ses marges une minorité latine profondément discriminée et pas assez nombreuse pour espérer s'inscrire un jour dans une Suisse plurilingue. En imposant à la vieille Confédération d'essence germanique la reconnaissance de sa composante latine, l'Acte de Médiation a donné toute sa raison d'être à une Suisse plurilingue et fédéraliste, fondée sur les principes de liberté-souveraineté et d'égalité, seule capable de justifier l'existence de la Confédération suisse au cœur des nationalismes exacerbés.

Alain-Jacques Tornare
Historien