_ No 22 - automne 2010 Print

 

Je suis entré en Alliance Française comme on entre en religion

«Chaque homme a deux patries. La sienne, d'abord, et la langue française, ensuite». Cette pensée du président américain Thomas Jefferson m'a toujours séduite. Elle m'a permis de justifier – lorsque j'en étais requis par ceux qui pouvaient s'étonner qu'un citoyen helvétique manifeste son amour du français et de la culture française – mon engagement en faveur de la langue française, que nous avons en partage avec tant de frères humains, dans tous les pays formant la belle famille de la Francophonie, qui la pratiquent comme langue maternelle ou l'apprennent avec passion.

Mon meilleur ami, de langue maternelle hongroise – une langue si belle et si farouche qu'elle ne se laisse pas apprendre facilement – parle un excellent français, consolidé d'ailleurs à l'Alliance Française de Bruxelles, et, ensemble, nous traduisons ses poèmes du hongrois en français. Dans cette recherche passionnée et passionnante du mot juste – et qui est un véritable échange culturel et humain – de ce mot juste qui va traduire le poème sans trahir le poète, l'on ressent alors comme jamais la précision et la beauté de la langue française.

La langue française m'a naturellement conduit à la France, pépinière des maîtres à penser qui ont essaimé dans le monde entier, terre d'élection pour les poètes et les peintres, pays du Tendre pour toute expression raffinée des passions. Et je me suis longtemps interrogé sur l'origine de ce goût pour cette «vieille terre, rongée par les âges, rabotée de pluies et de tempêtes, épuisée de végétation, mais prête, indéfiniment, à produire ce qu'il faut pour que se succèdent les vivants» (Charles de Gaulle).

Est-ce dû à l'origine savoyarde des Passer, les Percevaux vivant à Salenches autour de 1660, puis émigrant au XVIIIe siècle à Tavel, terre germanophone aujourd'hui dans le canton de Fribourg?? Est-ce, au cœur de mon enfance, ces vacances en France, que je dois à mes chers parents, qui me firent connaître Porquerolles, Paris, Audierne, Chambord, Chartres et tant d'autres lieux?? Souvenirs d'enfance, souvenir d'en France. Est-ce, au cours de ma scolarité, l'usage de la grammaire Claude Augé, dans son édition des années trente, qui me permit d'apprendre cette langue célébrée hier autant que menacée aujourd'hui par la globalisation, au point de craindre que le français ne se trouve un jour dans la situation de ces langues indiennes d'Amérique dont Chateaubriand disait que seuls les vieux perroquets de l'Orénoque en avaient gardé le souvenir??

C'est sans aucun doute aucun grâce à l'Alliance française – où je suis entré comme on entre en religion, en y faisant le serment irrévocable de servir cette langue et cette culture qu'elle transmet – que j'ai pu vivre intensément cette passion. J'ai présidé durant plus de treize ans l'Alliance française de Fribourg et exercé des responsabilités dans le réseau des Alliances françaises en Suisse. Si l'Alliance offre une alternative culturelle à la mondialisation en faisant découvrir le monde à travers le prisme des cultures française et francophone, elle m'a aussi permis de vivre des moments extraordinaires, de faire des rencontres inoubliables, d'enrichir mes connaissances?: entendre plus de cent conférenciers sur des sujets aussi variés que passionnants, discuter longuement de la francophonie avec Alain Decaux, alors ministre de la francophonie, boire une Ovomaltine matinale avec Jean d'Ormesson, fouler le gravier de la cour de l'Elysée – un des plus beaux sons du monde – contribuer, tel Saint Nicolas de Flüe et comme secrétaire général des Alliances françaises de Suisse, à ramener la paix à l'Alliance française de Lucerne en grave crise interne, porter la valise de Benoîte Groult, interrompre un conférencier trop bavard en m'approchant de lui comme le GIGN encercle progressivement un preneur d'otages, entendre le président Jacques Chirac me dire «Ah, vous habitez Fribourg», vu, grâce à Edmonde Charles-Roux, le grand Balthus dans son chalet de Rossinière, dans un halo d'encens et de thé au jasmin...
J'arrêterai ici l'évocation fugace de souvenirs à l'intérêt variable pour ne garder que ce fort sentiment d'avoir tenté de faire partager à d'autres la richesse des uns, l'expérience des unes, la culture de tous, la passion de beaucoup.

«Ne t'attarde pas à l'ornière des résultats, impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s'habitueront» nous dit René Char. J'ignore si l'on s'habitue à ce que le risque soit notre clarté. La littérature, les rencontres furent et sont encore, heureusement, clarté dans ma vie. Bernanos, Ravel, Nicolas de Staël sont les petits dieux domestiques, avec beaucoup d'autres créateurs, d'un panthéon culturel classique et personnel qui m'est toujours clarté. Je n'oublie pas d'y célébrer d'autres cultures francophones, d'autres artistes provenant de cet espace de pensée et d'art unique au monde et, notamment, suis un passionné de littérature romande.

J'espère par mon engagement de passeur avoir transmis à beaucoup ce goût de la France et des cultures francophones, dans leur diversité et leur permanence, afin qu'à leur tour, celles et ceux qui ont pu y goûter y trouvent bonheur, risque et clarté.

Laurent Passer
Né en 1964. Conseiller juridique de la Direction de l'instruction publique, de la culture et du sport du canton de Fribourg. Ancien Président de l'Alliance Française de Fribourg et ancien Secrétaire général de la Conférence des Présidents des Alliances Françaises de Suisse. Secrétaire général de la Fondation Claude Blancpain pour le soutien de la culture française à Fribourg. Signes particuliers?: passionné et engagé.