Carbone 14: le sablier de la préhistoire

Pour écrire le roman des quarante derniers millénaires, les chercheurs interrogent les atomes de carbone radioactif, grâce à une machine dont il n'existe que six exemplaires dans le monde. Une machine à remonter le temps et, peut-être, à entrevoir l'avenir de notre planète.

Bisons, phoques, pingouins, mains exécutées au pochoir… Tel est le spectacle ahurissant que découvre un plongeur sur les parois d'une grotte subaquatique dans les calanques de Cassis, près de Marseille, pendant l'été 1991. Les inventeurs se posent immédiatement la question: ces gravures sont-elles authentiques? Combien de millénaires nous séparent de l'époque où elles ont été réalisées?

Une véritable horloge atomique

Pour le savoir, les chercheurs font appel à la méthode de datation par le carbone 14, qui a valu le prix Nobel à son inventeur, le chimiste américain Willard Frank Libby, en 1960. Mais qu'est-ce que le carbone 14 et en quoi diffère-t-il du carbone que l'on trouve le plus souvent dans la nature, le carbone 12?
Chaque atome de l'Univers est composé d'un noyau et d'électrons tournant autour de lui. Les noyaux des atomes de carbone 14 et 12 ont le même nombre de protons (ils sont dits isotopes et occupent la même place dans la classification des éléments chimiques de Mendeleïev), mais ils diffèrent par le nombre de neutrons qu'ils contiennent. Il existe donc un carbone de masse atomique 14, qui, lui est radioactif et qu'on appelle pour cette raison radiocarbone. C'est grâce à ce carbone 14 qu'une grande variété d'échantillons préhistoriques peuvent être datés: os, cendres, pollens, herbes, eaux fossiles, charbons de bois utilisés pour réaliser les peintures rupestres, coquillages, etc.
Le carbone 14 se comporte comme une véritable horloge atomique. Dans la nature, pour 1'000 milliards d'atomes de carbone 12, on observe la présence d'un seul atome de carbone 14. Ces désintégrations sont comparables à un métronome qui battrait de plus en plus lentement. L'âge de l'échantillon se déduit facilement de la fréquence des "battements" mesurés à l'aide d'un simple compteur à électrons (particules résultant de la désintégration du radiocarbone). C'est ainsi que les chercheurs du Centre des faibles radioactivités du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) et du CEA (Commissariat à l'énergie atomique) de Gif-sur-Yvette, près de Paris, ont découvert que le volcan du Puy de la Vache, dans le Massif central, était encore en éruption il y a 8'000 ans, d'après l'analyse d'un charbon de bois calciné par la lave. Cette technique touche toutefois à ses limites dès lors que l'on veut analyser des vestiges relativement vieux et de moins de 1 gramme: leur teneur en carbone 14 est alors trop faible. Impossible de dater directement des peintures rupestres: pour réunir une quantité suffisante de charbon de bois utilisé pour les dessiner, il faudrait les endommager.

Compter les atomes un à un

Mais depuis quelques années, les chercheurs de Gif-sur-Yvette bénéficient d'un appareil monumental, le Tandétron, dont il n'existe que six exemplaires dans le monde. Il permet d'étudier des échantillons infimes, de l'ordre du milligramme de carbone pur, et ce en une vingtaine de minutes, quand le comptage radioactif classique nécessiterait plus d'un an! L'appareil compte un à un tous les atomes de carbone radioactif encore présents dans l'échantillon, après avoir éliminé sans pitié toutes les particules trop légères ou trop lourdes de ce dernier, car elles perturberaient les mesures. Du nombre d'atomes obtenu, les chercheurs déduisent l'âge du fossile analysé avec une précision de quelques centaines d'années.
La grotte Cosquer, près de Marseille, s'est ainsi révélée l'une des plus anciennes "galeries d'art" du monde. Elle a été fréquentée à deux époques, il y a 27'000, puis 18'000 ans, lors du dernier maximum glaciaire, avant que le niveau de la mer ne monte et n'en interdise l'accès à pied sec.
La datation au carbone 14 permet également d'écrire l'histoire de notre planète et notamment, celle, tourmentée, de son climat (la paléoclimatologie). En datant des coquilles fossilisées au fond des océans, le Tandétron a ainsi révélé que l'Atlantique Nord s'est réchauffé de plus de 10° C en 400 ans à peine, voici 1'300 ans environ. Les glaces ont brusquement fondu et le niveau de la mer a augmenté de 50 mètres. Un nouveau réchauffement brutal, il y a 7'000 à 10'000 ans, a provoqué des pluies diluviennes, peut-être à l'origine du récit du déluge.
Ces découvertes sont précieuses pour prévoir l'évolution du climat global de la Terre. L'enjeu est de taille: il s'agit de déterminer de quels facteurs dépend le climat et de construire des modèles prédictifs pour savoir si, comme certains le craignent, la Terre va se réchauffer et le niveau des océans monter, en raison du rejet dans l'atmosphère de gaz à effet de serre.

Sylvia Arditi, avec la collaboration de Maurice Arnold, physicien en Centre des faibles radioactivités (CNRS-CEA) à Gif-sur-Yvette. Eurêka, mars 1996 n° 5