Formation en France: l'éducation au coeur de l'économie de l'innovation

Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale et de la recherche, a entamé au mois de novembre 1999 une série de rencontres avec les dirigeants des plus grandes entreprises françaises: il s'agit d'établir la liste des besoins de ces dernières en matière de compétences et d'innovation technologique, et de croiser cette liste avec les ressources dont disposent les grands organismes de recherche et les établissements d'enseignement secondaire (lycées technologiques) ou supérieur (universités et grandes écoles). L'initiative est symbolique du rôle primordial que le gouvernement entend donner au système de formation et de recherche dans la croissance d'une économie nationale que l'on veut axer sur les nouvelles technologies.
Le ministre répète à qui veut l'entendre qu'il considère la loi du 22 juillet 1999 sur l'innovation comme un acte majeur de sa politique, bien qu'elle reste selon lui méconnue. Cette loi facilite en effet, pour les chercheurs comme pour leurs établissements, le transfert des résultats de leurs travaux en direction du monde économique. Le ministère finance désormais directement des entreprises innovantes: 100 millions de francs ont été consacrés en 1999 (et 150 millions le seront l'an prochain) à la création de quinze incubateurs d'entreprises, dont le rôle est de rendre viables des projets de création portés par des chercheurs ou des étudiants, et 100 autres millions à des "fonds d'amorçage", dont le rôle est de financer ces projets jusqu'au moment où des investisseurs peuvent prendre le relais.
En revanche, l'idée de labelliser certains laboratoires sous le nom d'équipes de recherche technologiques (ERT), ou encore la création d'un Centre national de la recherche technologique (CNRT) regroupant le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et certains départements du CNRS, évoquées à plusieurs reprises, semblent aujourd'hui s'éloigner sur l'agenda du ministre, en raison de l'hostilité des personnels de recherche. La tendance serait plutôt à une remise à plat des très nombreux organismes de valorisation et de transfert, créés dans la seconde moitié des années 80, afin de les réorganiser en "réseaux de recherche technologique" axés sur des thèmes tels que la génétique, les technologies de l'information, les matériaux, etc.
En attendant que cette politique porte ses fruits, l'importance des activités de recherche pour l'industrie est une réalité déjà considérable: les entreprises ont réalisé en 1998 (dernières estimations disponibles) pour 115,9 milliards de francs de travaux de recherche, contre 105,8 en 1992; elles employaient, la même année, 172'000 ingénieurs et cadres de recherche, contre environ 100'000 en 1983. La valorisation de la recherche publique est aussi devenue une réalité sonnante et trébuchante pour de nombreux laboratoires: au CNRS, les recettes résultant des 2600 contrats d'entreprise en cours d'exécution se sont élevés à 98,8 millions de francs en 1998, et le revenu des brevets et licences s'est élevé à 98,8 millions de francs. Deux cent vingt entreprises ont été créées par des chercheurs du CNRS sur les dix dernières années.
Mais l'apport principal du système de formation et de recherche à l'économie nationale ne se trouve pas dans la valorisation, le transfert ou la création d'entreprises, mais plutôt dans le niveau de formation des jeunes qui se présentent chaque année sur le marché du travail. La modernisation des entreprises françaises, dans les années 80, a déjà été rendue possible par une augmentation considérable du nombre de jeunes diplômés de niveau bac (professionnel) à bac+2 (techniciens supérieurs) et bac+5 (ingénieurs et cadres).
Or une étude du BIPE, Prospective emploi-formation à l'horizon 2005, publiée en janvier 1997, prévoit une forte progression de recrutement des entreprises, en raison, d'une part, de la hausse massive du nombre de départs à la retraite (la génération du baby-boom arrivant à 55-65), d'autre part, d'un scénario de croissance économique longue (l'estimation retenue alors était de 2 % par an, aujourd'hui confirmée). Le renouvellement des effectifs partant en retraite, 370'000 emplois entre 1985 et 1995, en représenterait 460'000 entre 1995 et 2005; la création d'emplois nets passerait, elle, de 80'000 à 180'000.
Si l'hypothèse est à manier avec prudence, car soumise aux aléas de la conjoncture (la crise asiatique ne faisait pas partie du scénario…), la structure des emplois créés retient l'attention: la part des cadres et techniciens devrait croître de 45 % en 1995 à 47 % en 2005; le nombre de créations nettes d'emplois dans chacune de ces catégories devrait être de 16'000 par an. Compte tenu de différentes hypothèses de mode de recrutement des entreprises (promotion interne ou recrutement externe, qualifié ou moins qualifié…), 40 % à 50 % des recrutements de jeunes devraient concerner des postes de cadres et techniciens; ou encore, 8 % à 16 % des postes de cadres et 29 % à 39 % des postes de techniciens seraient proposés à des jeunes. L'étude note toutefois que les besoins de recrutement devraient rester numériquement inférieurs aux flux de jeunes de tout niveau sortant du système éducatif (760'000 en l'an 2000, face à 550'000 ou 650'000 recrutements).
L'étude du BIPE concerne l'ensemble des secteurs d'activité, industries et services confondus. Mais une bonne part des emplois créés devraient concerner les hautes technologies: le ministère de l'économie et des finances, dans son Tableau de bord de l'innovation paru en octobre 1999, estime à 2,7 millions le nombre d'emplois ce ces secteurs, en progression de 3 % par an depuis 1996. Croissance et emploi dépendent, plus que jamais, de la capacité à transférer et à valoriser les compétences et les savoirs issus des salles de cours et des laboratoires.
Dans cette perspective, l'ordre de bataille de l'enseignement supérieur et de la recherche pour le début du prochain millénaire est un enjeu considérable: les capacités des entreprises à innover ou à intégrer les nouvelles technologies à partir de ressources locales en dépendent.
Si le flou le plus complet règne encore au sujet des grands organismes, en raison de l'hostilité globale des personnels aux projets de réorganisation comme aux budgets, le plan "U3M" (Université du 3e millénaire), lancé en décembre 1997, va définir les priorités données par les universités à des thèmes précis en matière de recherche, de filières de formation de haut niveau, initiale comme continue. En 1998 et au premier semestre 1999, les universités ont élaboré en concertation avec tous les acteurs politiques et économiques régionaux, leurs projets. Le ministère terminera à la fin de 1999 un délicat travail d'arbitrage. Les résultats devraient être connus début 2000. Histoire de commencer le millénaire d'un bon pied. Mais le recours croissant et massif des entreprises à la "matière grise" comme fondement de la création de valeur peut, à la longue, poser des problèmes inédits. Du côté des chercheurs, d'abord, la question du statut des résultats de la recherche se pose dès lors que la valorisation met en relief la propriété intellectuelle et industrielle: brevetés, exclusifs ou sous licence, ces résultats ne peuvent plus guère obéir aux règles de diffusion immédiate auprès de la communauté des chercheurs, condition pourtant essentielle à la progression rapide de la construction des savoirs. Du côté des entreprises, ensuite, il n'est pas sûr que les organisations de travail, basées sur la seule productivité et surtout la répartition des responsabilités, soient adaptées à la présence massive de jeunes bien formés et conscients du pouvoir de leurs savoirs. Si ses employeurs n'y prennent garde, la nouvelle génération des travailleurs intellectuels pourrait bien fêter le nouveau siècle par une "révolte des bien-formés".

Antoine Reverchon pour Bilan du Monde 2000