Indépendants : Selon une enquête sur la population active, 20 % des Suisses travaillent à
leur compte. Mais qui sont ces quelques 700'000 audacieux qui ont choisi d'être leur propre patron ? Les créateurs d'entreprise font confiance... à leur intuition. A l'écoute de ce qui se passe autour de nous, en recueillant divers témoignages, il semble bien qu'un nombre sans cesse croissant d'actifs se mettent à leur compte. Bien qu'incomplètes et fragmentaires, quelques statistiques viennent le confirmer. La première source est l'enquête suisse sur la population active, menée par l'Office fédéral de la statistique (OFS). On y apprend que 20 % des hommes actifs et 16 % des femmes ont, en 1997, un statut d'indépendant. Comparés à ceux de 1991, ces chiffres illustrent une progression de 21 %. Leur proportion augmente selon les classes d'âge, ce qui est logique, si l'on assimile le statut d'indépendant à une mise en valeur des compétences professionnelles que l'on a développées. A partir de 40 ans, les indépendants représentent plus de 22 % des actifs ; à partir de 55 ans près de 25 % et au-delà de l'âge légal de la retraite, plus de 60 %. De même , une formation secondaire du type apprentissage, école professionnelle ou maturité favorise l'accès à un tel statut. C'est le cas pour 57 % des indépendants. Les statistiques fédérales ne permettent pas d'en savoir beaucoup plus. A ce jour , les indépendants n'ont pas fait l'objet d'enquêtes approfondies et systématiques. On mentionnera pourtant l'étude d'Etienne Piguet, économiste, qui dresse un intéressant tableau de la " croissance récentes de l'emploi indépendant en Suisse "(lire ci-dessous). Il permet notamment de mieux cerner les domaines d'activités favorisant l'emploi indépendant. Celui-ci est en régression dans le secteur primaire. " C'est le secteur secondaire qui voit la proportion d'indépendants augmenter le plus vite ", relève Etienne Piquet . Cela inclut des bureaux de conseil, de services aux entreprises dans la publicité, l'informatique, la technique, l'architecture ou le nettoyage. " On remarquera aussi que le commerce, l'hôtellerie et la restauration restent des secteurs privilégiés pour l'emploi indépendant dans notre pays. " Entre 1980 et 1990, certains secteurs ont perdu beaucoup d'indépendants : - 88 % pour l'épicerie, - 38 % pour l'industrie du cuir, - 26 % dans la métallurgie, - 13 % dans l'agriculture. D'autres ont connu une progression impressionnante : + 25 % pour les hotels-restaurants, + 30 % pour les avocats et notaires, + 48 % pour la santé, + 48 % dans le bâtiment, + 69 % pour les fiduciaires, + 74 % dans les arts graphiques, + 117 % dans l'immobilier, + 300 % pour les agences de voyages, comme le mentionne le recensement fédéral de la population, 1980 et 1990. Pour obtenir des statistiques plus proches de la situation récente, et en mutation rapide, des indépendants, il faudra attendre le recensement fédéral de 2000. Ce que fait Etienne Piguet, conscient des lacunes actuelles, ainsi que du manque d'information quant aux chances de survie des nouvelles entreprises. Sur 36'582 entreprises qui ont vu le jour en Suisse entre 1992 et 1996 (dont 27'500 pour la seule année 96 !) la publication alémanique IGA (Internationales Gewerbearchiv) mentionne que 17,4 % d'entre elles ont fait faillite dans les cinq premières années de leur existence. Pour 1997, la Feuille officielle suisse du Commerce (FOSC) a recensé près de 30'000 nouvelles inscriptions, soit un nombre supérieur d'environ 10'000 à celui des faillites. C'est un tiers de mieux que l'année précédente. Inquiétudes. Ces chiffres ne suffisent pas à calmer les inquiétudes de Joaquin Fernandez, sociologue et commanditaire, pour le compte de la Banque Cantonale de Genève, d'une étude sur la création d'entreprises au niveau cantonal. De cet échantillon de 30 entrepreneurs, on peut tirer un portrait-robot de l'indépendant. Ainsi, 73 % sont des hommes, mais le nombre de femmes chefs d'entreprise est en réelle progression . La moyenne d'âge est de 43 ans. La prédominance d'une formation secondaire se confirme : apprentissage (45 %), école supérieure (22 %), université ( 20 %). Quant au type d'entreprises , 60 % sont à caractère familial, 74 % des indépendants sont propriétaires, et parmi eux , 68 % sont aussi les créateurs de leur entreprises. La moitié d'entre eux ont financé en mise de fonds propres la totalité de leur affaires. Un certain nombres de conclusions de cette enquête inquiètent Joaquin Fernandez quant à la pérennité de ces entreprises. " J'ai été extrêmement surpris qu'un tiers des nouveaux indépendants se lancent sans demander le moindre conseil. Si l'on ajoute ceux qui ne s'adressent qu'à un ami ou un membre de la famille, plus de la moitié d'entre eux ne s'adresse à aucun professionnel, ni banque, ni fiduciaire, ni association professionnelle. " Se lancer sans aucune maîtrise de l'environnement concurrentiel, de la clientèle potentielle et des besoins à satisfaire hypothèque grandement la pérennité d'une entreprise, selon le sociologue. " Beaucoup d'indépendants font confiance à leur seule intuition, en particulier lorsqu'ils travaillent seuls au sein d'une micro-entreprise. " Il déplore également " un manque d'ambition ", à savoir que seulement 19 % des entrepreneurs souhaitent se développer fortement , alors qu'une majorité cherche dans l'indépendance la pérennité de leur revenu personnel plutôt que celle de leur entreprise. " Cette dernière ne leur survivra pas, sa durée peut être estimée à 25 ans, elle disparaîtra avec la retraite de son créateur. " Si ce constat réduit quelque peu les espoirs de voir le marché du travail , et notre économie, véritablement redynamisés par la création d'entreprises, il exprime sans doute aussi le désir, à travers l'emploi indépendant , de développer d'autres modes de travail, en rejetant la lourdeur de certaines structures actuelles. L'indépendance, terrain d'expérimentation. Economiste et chef de projet au Forum suisse pour l'étude des migrations, Etienne Piguet est l'auteur d'une étude sur l'emploi indépendant. Le Temps : - Dans quel contexte avez-vous consacré une étude à la croissance de l'emploi indépendant dans notre pays ? Etienne Piguet : - Mon étude portait sur la création d'entreprises par les étrangers, afin d'estimer leur degré d'intégration, leur réseau de relations. C'était aussi l'occasion de mieux connaître la situation globale des indépendants , au sujet desquels il n'existe que des statistiques très fragmentaires. - Pour quelles raisons n'est-on pas mieux informé à leur sujet ? - Le retour de l'emploi indépendant est un phénomène récent. Jusque dans les années 70, on ne parlait plus que de méga-entreprises, l'indépendance était un concept dépassé. Seule l'enquête sur la population active conduite chaque année depuis 1991 par l'OFS nous donne quelques chiffres, mais elle n'interroge que 15'000 ménages. Par ailleurs, la définition même de l'indépendant prête à confusion. Juridiquement, il s'agit de toute personne travaillant à son compte et entièrement responsable de son activité, ce qui exclut les patrons de SA. Ces derniers sont en revanche compris dans la définition sociologique de l'emploi indépendant, la plus intéressante, qui intègre tout chef d'entreprise qui en a le contrôle effectif, c'est-à-dire la majorité du capital et le pouvoir de décision. - La relation de cause à effet entre le chômage et la mise à son compte semble-t-elle se vérifier? - Il serait faux de l'exagérer. Ce n'est de loin pas le facteur principal. La proportion d'anciens chômeurs parmi les créateurs d'entreprises est minime. A titre d'exemple, sur 250 entrepreneurs interrogés en 1994 dans le canton de Vaud, moins d'un sur dix était sans emploi auparavant. - Faut-il dès lors considérer que l'on devient indépendant par choix ? - Il faut plutôt y voir divers facteurs. De nouveaux métiers en mutation favorisent l'emploi indépendant, en particulier dans le secteur des services, de la communication, du démarchage en assurances, de la consultation informatique. Les modes de production sont en train de changer, je pense notamment à la PAO. Quant aux entreprises, elles commencent à confier certaines activités à l'extérieur. On remarque dans la presse des offres d'emploi s'adressant spécifiquement à des indépendants. - Considérez-vous l'indépendance comme une solution à la crise de l'emploi, comme une possibilité de partage du travail ? - Je suis plutôt réticent à cette idée. Tout d'abord, une petite minorité de chômeurs sont en position de devenir indépendants. Il faut pour cela un capital, mais encore des compétences bien spécifiques. Par ailleurs, un indépendant travaille généralement plus qu'un salarié. Il n'y trouve pas que des avantages, en particulier lorsque cela devient une forme d'auto-exploitation, de lui-même ou de ses proches. Je reconnais volontiers que c'est une façon de dynamiser l'économie. Mais pas une solution au chômage. - L'augmentation du nombre d'indépendants est-elle malgré tout symptomatique de la situation actuelle sur le marché du travail ? - Nous allons vers un marché du travail à deux vitesses, avec d'une part des gens conservant des postes relativement stables dans de grandes entreprises et d'autre part des indépendants travaillant de longues heures en prenant un maximum de risques, et rémunérés selon leurs performances. Il est certain que cet état de fait est symptomatique de bouleversements généraux. L'indépendance est aussi un terrain d'expérimentation. Elle exprime le renouveau paradoxal d'anciennes formes de travail, plus familiales, plus solidaires. Il y a là beaucoup à observer et à apprendre en ce qui concerne les modes d'organisation du travail. Le Temps, samedi 11 avril 2000, Propos recueillis par Catherine Prélaz |
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