Les clés de la mondialisation : L'Amérique invente, l'Europe s'efforce d'appliquer
Près d'un siècle pour le téléphone et plus de soixante-dix ans pour l'électricité : entre l'invention du produit et sa diffusion à l'ensemble de la population, le temps paraît incompréhensible. Même aux Etats-Unis. Toutes les grandes découvertes techniques faites au tournant du XIXe et du XXe siècle ont nécessité de longs délais. L'automobile et l'avion ont mis soixante ans pour conquérir le tiers des ménages américains et devenir produits grand public.
Seules la radio et la télévision avaient jusqu'à présent enfreint cette loi. Une vingtaine d'années à peine séparent l'invention de la radio de la commercialisation des " postes TSF ". Dix ans ont ensuite suffi, dans les années 30, en pleine dépression économique, pour équiper 90 % des Américains et, dans une moindre mesure, les Européens. Le succès commercial de la télévision s'est accompli avec la même célérité, sauf qu'il est intervenu dans la période de prospérité de l'après-Seconde Guerre mondiale. Les nouvelles technologies de l'information et de la communication, les trois TIC apparues à partir de 1980 - ordinateur portable, téléphone mobile et Internet - sont en passe de battre tous les records de rapidité. Les graphiques que nous publions sur les Etats-Unis ont été établis par Michael Cox, le chief economist de la Banque de réserve fédérale de Dallas. Les courbes de diffusion des trois TIC sont pratiquement à la verticale, comme pour la radio des années 30.
En Europe et en France, les grandes vagues d'innovations du siècle ont connu la même ampleur
mais avec une à deux décennies de retard. Le rattrapage s'est toujours réalisé, note Michel Didier, le directeur de Rexecode, qui a récemment tenu une conférence sur ce thème à l'Université de tous les savoirs.
La comparaison France - Etats-Unis est riche d'enseignements. Les Français finissent par combler leur handicap initial, mais selon des voies qui peuvent être très variables. Pour la télévision, la France est parvenue assez vite à atteindre le même taux d'équipement des ménages que les Etats-Unis, proche aujourd'hui de 100 %. Dans l'automobile, le rattrapage a été rapide mais tardif : au début des années 50, moins de 20 % des Français possédaient une voiture contre 60 % d'Américains.
Le parcours a été encore plus mouvementé pour le téléphone. En 1970, près d'un siècle après l'invention de Graham Bell, qui avait déposé son brevet en 1876, plus de 90 % des Américains avaient le téléphone. Un privilège rare pour les ménages français, dont à peine 15 % étaient équipés, et à l'issue de longues files d'attente
Puis quinze ans ont suffi pour atteindre le niveau américain en 1985.
L'histoire se répète avec les nouvelles technologies, ou plutôt elle bafouille. Les Français restent aujourd'hui encore sous-équipés pour les ordinateurs portables et l'Internet (près de 30 % des ménages américains branchés, 8 % des Français). Mais nous avons d'ores et déjà rattrapé notre handicap en téléphonie mobile : " 30 % de la population était équipée dans les deux pays à la fin 1999 ", note Michel Didier. Avec ce commentaire sur l'Amérique : " La multiplication des normes aux Etats-Unis a incontestablement freiné la diffusion de la téléphonie mobile, mais ce frein disparaîtra avec l'UTMS, la troisième génération de mobiles. "
En Europe, la percée en deux ou trois ans des téléphones portables a déjoué les prévisions les plus optimistes, reconnaît-on à la Commission de Bruxelles, qui se refuse désormais à tout pronostic chiffré. " Il faut se demander si les Européens, grâce aux mobiles, ne pourraient pas assez vite devancer les Américains pour les branchements à Internet ! ", avance cet expert bruxellois (seulement 12 % des ménages de l'Union européenne sont aujourd'hui connectés).
Le mariage du téléphone mobile et de l'Internet n'a rien d'utopique. C'est le scénario en cours au Japon : l'utilisation d'Internet a doublé l'an dernier grâce au téléphone mobile, et le ministère des Postes et Télécommunications prévoit que le nombre de ses utilisateurs triplera d'ici à 2005 et représentera 76.7 millions.
Mais la diffusion d'une technologie se mesure-t-elle exclusivement par le nombre de ses utilisateurs particuliers et même professionnels d'entreprises ? L'Europe et la France peuvent-elles se contenter de combler leurs retards en tant qu'utilisateurs - c'est le cas - tout en restant à la traîne comme producteurs de TIC ?
Le handicap français tendrait plutôt à s'accroître à cet égard. Les chiffres de production et d'investissement dans les TIC, présentés le mois dernier par Rexecode au Conseil d'analyse économique (CAE) de Matignon, le montrent : les investissements des Etats-Unis dans les nouvelles technologies représentaient 3 % de leur PIB annuel en 1990 et 4,1 % en 1998. En France, ces mêmes investissements sont passés de 1,5 % à 1,7 %. Le fossé s'est élargi.
Il n'est pas nécessaire, après tout, de savoir construire une voiture pour la conduire et en tirer tous les avantages d'utilisation. L'argument paraît d'autant plus pertinent pour les matériels informatiques : leurs prix ont été divisés par 130 (sic) en trente ans, soit une baisse de 15 % l'an, alors que les prix des autres biens d'équipement ont augmenté de 4,3 % l'an. L'utilisateur qui paie de moins en moins cher les innovations n'est-il pas finalement le principal gagnant de la course au progrès?
Le raisonnement est séduisant. Mais la très forte croissance américaine depuis 1995 le prouve à l'envi : pour tirer pleinement avantage d'un progrès technique, le plus rapide et le mieux placé n'est autre que le producteur lui-même !
Le Figaro - Jean-Pierre Robin 06.07.2000
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