Chocolats Villars ou la fulgurante ascension de la vache "paria" Chocolat Villars a cent ans. L'historien Samuel Jordan retrace le premier demi-siècle d'histoire d'une entreprise insolente, frondeuse, mais prospère. "Notre salut vient de nos ennemis et par la main de ceux qui nous haïssent." Cette affirmation, publiée en 1926, dans la plaquette marquant le quart de siècle de l'usine Chocolats Villars, illustre avec force l'histoire mouvementée de la société. Farouche et quelquefois sauvage, pugnace et parfois frondeuse, l'entreprise de Pérolles a choisi dès sa création de faire cavalier seul. Dans un marché fermé où le surpuissant cartel des chocolatiers faisait la pluie, le beau temps et le prix du kilo, Villars a très rapidement fait sécession. Dès lors, le "Pierre Noir" de l'industrie suisse du chocolat du début du siècle n'aura de cesse d'innover. Une simple question de survie. L'historien fribourgeois Samuel Jordan s'est penché sur le premier demi-siècle (1901-1954) de l'usine Villars dans un mémoire de licence publié "Aux sources du temps présent", la collection dirigée par Francis Python, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Fribourg. Chocolats Villars naissent en 1901. Un jeune Bernois de 28 ans, Wilhelm Kaiser, achète du terrain à Pérolles, quartier situé alors sur la commune de Villars-sur-Glâne (d'où le nom de l'entreprise). Il est attiré par la qualité des infrastructures (électricité, transports), une main-d'oeuvre abondante suite à la crise que traverse l'agriculture, et par une fiscalité déjà avantageuse. Au départ, et cette situation va perdurer, l'usine Villars n'a de fribourgeois et que ses employés les capitaux et la direction venant directement de Berne. Le succès ne se fait pas attendre: en 1902 déjà, le remuant W. Kaiser (lire ci-dessous) double déjà la surface de l'usine et le nombre de ses employés. Malgré quelques soubresauts, la société va connaître un essor rapide: à la fin des années 20, elle emploie plus de 900 personnes. Avec Villars et Cailler, Fribourg est dès 1905, et pour plusieurs décennies, le canton numéro un de l'industrie chocolatière suisse. Il emploiera jusqu'à 40% de la main-d'oeuvre de cette branche dans le pays. Pour Villars, le tournant intervient très tôt. En 1910, les chocolatiers suisses s'apprêtent à prolonger la convention qui les unit et qui fixe notamment les prix minimaux. Les conditions fixées par le cartel favorisent les grandes maisons bien établies, Cailler, Suchard, Lindt ou Tobler. A prix égal, les consommateurs se dirigent naturellement vers les marques connues, ce qui ne laisse que des miettes aux nouveaux arrivants. Villars met les pieds aux murs et sort du cartel. Débute alors en Suisse pour "l'industrie brune" une période plus connue sous le nom de "guerre des chocolats". En prenant le maquis, Villars ne sait pas encore qu'il s'assied durablement sur le fauteuil d'unique "dissident" et que cette nouvelle position dopera l'entreprise de Pérolles. Elle lui donne en outre un rôle de victime que Villars utilisera plus tard comme argument de vente (lire ci-contre). Accusé par la concurrence et par les détaillants d'être le fossoyeur du "bon commerce traditionnel", Wilhelm Kaiser tranche: il casse les prix (-25 %) et lance son propre réseau de points de vente, ses propres magasins, sans intermédiaire. Cette innovation, dont le succès sera confirmé plus tard par la grande distribution, se révélera être un coup de génie commercial. Villars s'envole. L'ouvrage de Samuel Jordan ne se borne pas à narrer l'épopée d'un chocolatier. Le succès de Villars réhabilite en partie la politique économique de la "République chrétienne" de Georges Python. "Une longue tradition se complaît à jeter le canton de Fribourg dans les enfers historiographiques du sous-développement, (...) l'antithèse de la Suisse radicale", rappelle le professeur Laurent Tissot dans la préface de l'ouvrage. Même si l'impulsion vient une nouvelle fois de l'extérieur du canton (Bitter, Cailler ou Kaiser sont des "exportés"), l'exemple de Villars a le mérite d'atténuer ce verdict définitif. Ce qu'exprime élégamment L. Tissot: si elle fait figure de "paria" dans l'histoire de l'industrie chocolatière, la vache de Villars prend aussi les habits de l'iconoclaste dans l'histoire fribourgeoise. Réussir en étant jeune, Bernois et protestant Après une maturité au Collège Saint-Michel, Samuel Jordan (30 ans) entreprend des études en histoire (contemporaine et moderne) et en littérature espagnole à l'Université de Fribourg. Il travaille aujourd'hui à Berne, auprès du Groupement de la science et de la recherche, organe affilié au Département fédéral de l'intérieur. L'historien évoque ici le profil atypique de Wilhelm Kaiser, fondateur de Chocolats Villars. La Liberté: Au fil des pages, on ressent une certaine admiration de l'auteur pour Wilhelm Kaiser... Samuel Jordan: Pour avoir "fréquenté" les fondateurs de Villars du tant les deux années de recherche, à mi-temps, qu'a exigées le mémoire, il est vrai que je me suis pris de sympathie pour certains d'entre eux. Wilhelm Kaiser était un visionnaire, doté d'un certain courage. Il débarque à Fribourg très jeune, à 28 ans. De plus, il est protestant et Bernois... Malgré tout, il va au bout de son projet. Entrepreneur tenace, il ne renonce devant rien. Je dirais même que ce sont les crises et les difficultés qui jouent le rôle de catalyseur, qui le poussent à se surpasser. L'exemple le plus significatif de cet état d'esprit est la mise sur pied du réseau de vente directe. Le risque était immense, et ce procédé représentait un type de commercialisation novateur pour l'époque. Autre élément important: Wilhelm Kaiser a très rapidement su s'entourer de collaborateurs efficaces. Je pense notamment à son bras droit Paul Protzen qui a joué un rôle presque aussi important que son patron dans le développement de l'entreprise. Là encore, la démarche est novatrice. L'entrepreneur d'alors préférait tout assumer, de A à Z. Pourquoi Wilhelm Kaiser ne rentre-t-il pas dans le moule du patron paternaliste du début du siècle? On peut l'expliquer par des éléments extérieurs à l'homme. Tout d'abord, il n'y a pas de proximité géographique entre l'entreprise et le domicile des employés, principalement issus de la campagne environnante. Contrairement à d'autres, W. Kaiser n'avait pas le souci de fixer une main-d'oeuvre rare: suite à la crise de l'agriculture, les bras n'ont jamais manqué. Il n'a par exemple jamais construit de maisons ouvrières, comme Cailler l'a fait à Broc. Même s'il n'était pas si proche de ses ouvriers, il faut souligner que Kaiser a été le premier en Suisse à octroyer deux semaines de congés payés à ses employés, dès 1915. Vous écrivez que Wilhelm Kaiser, par son marketing agressif et sa propension à provoquer ses ennemis, anticipe les méthodes qui feront le succès de Duttweiler et de la Migros. Comment? Villars développe, en effet, une stratégie de marketing très agressive et n'hésite pas à dénoncer les prix "excessifs" pratiqués par le cartel des chocolatiers. Kaiser saisit toutes les occasions pour provoquer ses concurrents et utilise les procès qui en découlent comme tribune publicitaire. Non sans démagogie, Villars s'immisce ainsi dans un nouveau créneau: la défense du consommateur. Démagogie, parce que le chocolat était un produit de luxe et qu'en le vendant 25% moins cher que ses concurrents, Kaiser avait bien compris qu'il pouvait toucher un nouveau marché offrant des perspectives alléchantes: les classes moyennes. Cette démocratisation du produit, sous la bannière de "protection du consommateur", sera reprise par Duttweiler, avec le succès que l'on connaît. Le travail de l'historien maintenant. Vous vous êtes concentré sur une histoire des dirigeants de l'usine. Et les ouvriers? Les sources à disposition restituent avant tout la mémoire des dirigeants. Je n'ai trouvé que très peu d'éléments reflétant la vie des ouvriers. C'est là mon plus grand regret. Cependant, l'histoire de la direction n'est pas sans valeur. Elle permet d'étudier les mécanismes et les circonstances qui ont amené l'entreprise à innover; thème ô combien actuel. Le Talismalt, une histoire de rats Les méthodes agressives du marketing de Villars reposent, dès la naissance de l'entreprise, sur un schéma bien huilé: l'entreprise de Pérolles utilise la presse et la justice comme tribune publicitaire. C'est moins cher qu'une campagne de publicité traditionnelle et, si l'on en croit les dirigeants de l'entreprise, beaucoup y plus efficace. Le génie avec lequel Wilhelm Kaiser parvient à faire "mousser" les bisbilles qui l'opposeront tour à tour au lobby chocolatier, aux détaillants, à la presse, à ses concurrents directs et presque au monde entier, tient plus du "terrorisme commercial" que d'une stratégie de promotion savamment planifiée. A cet égard, l'ouvrage de Samuel Jordan regorge d'anecdotes. L'épisode du lancement du Talismalt, produit malté similaire à l'Ovomaltine, est révélateur. En 1931, Villars attaque Wander (producteur de l'Ovo) via une annonce publicitaire parue dans La Liberté. L'entreprise fribourgeoise soutient que son produit "est le meilleur marché de tous, mais qu'il est aussi bon" que celui de son concurrent. Wander répond immédiatement à la provocation en faisant savoir que "parmi toutes les imitations, il n'y en a pas une qui vaille l'Ovomaltine". C'est le casus belli qu'attendait Villars. Il s'engouffre dans la brèche en distribuant notamment un tout-ménage grand format dans toute la Suisse (600'000 exemplaires). La riposte pousse finalement Wander à traîner l'entreprise de Kaiser devant les tribunaux. Durant le procès, Wander, par l'entremise d'un savant-maison, lance des expériences sur des rats dans le but de prouver la supériorité des valeurs nutritives de l'Ovomaltine sur celles du Talismalt. Villars conteste les résultats et recrute à son tour un scientifique, le professeur Maurice Arthus de l'Université de Lausanne, qui arrive bien évidemment aux conclusions inverses. "Villars voulait alors publier une brochure illustrée de photographies d'animaux nourris au Talismalt, ainsi que de graphiques montrant leur croissance", écrit Samuel Jordan. "Mais dans les coulisses, les résultats des expériences menées par le professeur Arthus s'avèrent catastrophiques: les nouveau-nés de femelles nourries au Talismalt meurent tous quelques heures après leur naissance." Vincent Chobaz, La Liberté, 20.12.2001 |
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