Dix ans après la guerre du Golfe, une bataille judiciaire fait rage en Suisse et en France.

Qui joue avec les milliards de Koweit ?

Grâce à Joseph Ferrayé, le Koweît s'est épargné une catastrophe écologique majeure. Mais l'inventeur d'un système d'extinction des puits de pétrole n'a jamais touché un sou. Aujourd'hui il réclame son dû. Devant la décision d'un tribunal parisien, l'Etat du Kowei't se rebiffe.

Serait-ce la fin d'un long tunnel pour le «pom pier» de la guerre du Golfe? Depuis le début de l'année, les décisions judiciaires se succèdent dans l'affaire des milliards réclamés au Koweït par Joseph Ferrayé. Elles sont en majorité favorables à l'inventeur du système qui a permis d'éteindre les
puits de pétrole incendiés par Saddam Hussein en 1991. Jamais payé, Joseph Ferrayé est désormais en état de nourrir les espoirs les plus fous.

CATASTROPHE ÉVITÉE
La patience de ce fils ingénieux d'un fabricant de cotonnades de Beyrouth émigré dans le sud de la France sera-telle enfin récompensée? Cela fait en effet dix ans que Joseph Ferrayé raine en quête d'une reconnaissance de ses droits. Une constance et une motivation qui n'ont rien d'insensé quand on sait qu'en accélérant le processus d'extinction des incendies, son invention a probablement contribué à éviter au monde une catastrophe écologique majeure. Grâce à elle, le Koweït a épargné des dizaines de milliards de dollars. Grâce à elle, une coalition de notaires et de banquiers jouant les intermédiaires se sont sucrés an passage. Joseph Ferrayé, lui, n'a jamais touché un centime.

PLAINTE À GENÈVE
Dire que cet homme toujours parfaitement mis et à la voix suave lutte contre un mur est un euphémisme. Pour l'affaiblir, on a fabriqué de toutes pièces des dossiers le faisant passer pour un cinglé. On l'a obligé à se cacher, on a exercé sur lui une pression psychologique clairement destinée à le faire craquer.
De fait dans un premier temps, Ferrayé a perdu toutes les actions judiciaires qu'il entreprenait. Flairant une commercialisation en sourdine de son invention, il a porté plainte à Genève (par où aurait transité une partie des milliards du Koweït) et en France (où il a créé une société, la CONIRA, chargée de commercialiser sa trouvaille) contre inconnu des chefs d'escroquerie et tentative d'escroquerie.
Parallèlement, il a assigné en justice Edith Cresson et Dominique Strauss-Kahn, à l'époque (en 1991) premier ministre et ministre de l'Industrie, leur reprochant d'avoir vendu son invention au Koweït, à son insu, par l'intermédiaire d'une société de Chatellerault, ville dont Mme Cresson était maire, et d'une société de Nanterre. Il leur demandait de fournir les contrats signés à l'occasion de ce marché. Mais le tribunal a rejeté la demande le 30 mai dernier, jugeant que l'existence des contrats demandés n'était pas certaine ni même vraisemblable.

ARGENT SALE?
De son côté, devant l'évocation de fuite de capitaux, la DEA, l'autorité américaine chargée de lutter contre l'argent sale, a fait bloquer des comptes en Suisse. L'enquête embarrasse le Parquet genevois qui peine à obtenir la collaboration des autorités du Koweït.
Mais il en faudrait phis pour abattre Joseph Fer rayé qui s'accroche mordicus à un brevet dûment consigné dans les coffres de l'Office de la protection intellectuelle. On le comprendrait à moins: son invention, un robot de blocage qui étouffe le feu en moins de trois heures avec la complicité d'un gaz inerte introduit dans la partie inférieure du puits, n'a jamais été remise en cause, même par l'État du Koweït, un comble. Tant et si bien que la ténacité de l'inventeur francolibanais commence à porter ses fruits.
Un premier tournant dans l'affaire Ferrayé date du 6 mars dernier, quand le Tribunal de grande instance de Paris ordonne le dépôt par l'État du Koweït de l'ensemble des contrats et de toutes les conventions ayant trait à l'extinction des puits. Jusque-là complètement ignorée par la presse française, l'affaire commence à faire du bruit. Dans certains journaux, on va jusqu'à parler d'un refroidissement des relations entre la France et le Koweït.

SAISIE CHEZ ELF
Des relations qui n'ont aucun motif de se réchauffer. Le 8 juin dernier, le même Tribunal de grande instance de Paris a rendu une ordonnance de référé qui fixe une astreinte de 10000 francs français (2500 francs suisses) par jour de retard jusqu'à parfaite exécution de la décision précitée. En termes moins choisis: si d'ici au 9 septembre prochain le Koweït n'a pas obtempéré, il passera à la caisse.
mil pour <cil, dent pour dent, l'émirat répond aujourd'hui en assignant à son tour Joseph Ferrayé. Lequel devra comparaître le 13 septembre prochain, jugez de la quasicoïncidence des dates! Motifs, tels qu'ils sont parvenus hier à «La Liberté»: «L'État du Koweït entend soulever l'immunité de juridiction... Il ne peut être opposé un quelconque moyen à l'encontre de l'État du Koweït, Etat souverain...».
Joseph Ferrayé et ses avocats pourraient tenir malgré tout le couteau par le manche car le 23 juin dernier, ils ont enregistré un nouveau succès. Ils ont obtenu une saisie conservatoire chez Elf. Une stratégie comme une autre pour récupérer les milliards de l'or noir: le groupe Elf ne dispose-t-il pas en effet de nombreux intérêts dans le Golfe?



«Je vais devoir agir à Genève»

En mai 2000, Christian Basano publie à compte d'auteur un ouvrage intitulé «Jeu de banques». Cet expert-comptable de Nice, associé de Joseph Ferrayé en 1991, est un acteur de la première heure dans l'affaire des milliards de l'or noir. Dans son livre, il raconte ce qu'il appelle «la plus grande escroquerie politico-militaro financière du siècle»: «Sur fond de guerre du Golfe et de puits de pétrole en feu, je me retrouve, après avoir envoyé un devis de 22 milliards de dollars, au Koweït, pour présenter une solution industrielle. Quelques années plus tard, deux notaires m'apprennent que les 22 milliards ont été retrouvés et que je suis l'ayant droit économique réel de plusieurs comptes, dans plusieurs banques, pour un montant total de 8 milliards de dollars».

JOURNAL INTERDIT
Christian Basano porte plainte pour usurpalion de son identité. Mais le combat s'avère trop inégal. L'incident qu'il relate dans son livre, suite à un article publié en février 1997 par le «Journal de Genève et Gazette de Lausanne>, est révélateur. «Je suis impatient de lire l'article. Le jour de la partition, je file à l'aéroport car je suis sûr d'y trouver tous les journaux étrangers. J'ai beau parcourir les étalages, pas le moindre exemplaire! J'interroge la vendeuse. Elle me dit que: «Sur ordre de la direction, nous avons dû mettre, immédiatement, toute l'édition en invendus. On n'a jamais vu ça. On ne comprend pas... ».

MYSTÉRIEUX DÉCÈS
Le même scénario se répétera à Menton et ce n'est finalement qu'à Monaco que Basano trouvera lejournal."N'empêche que pour interdire la vente d'un journal suisse en France, ça doit venir de très haut... du plus haut niveau de l'East!". Conclusion, comme Ferrayé, Basano a passé dix années de son existence à se battre contre des moulins à vent. Il en ressort ruiné. Rien d'étonnant à ce que les deux hommes se retrouvent aujourd'hui pour faire cause continuité. Leurs intérêts sont les mêmes, finalement. Plus curieux est le lieu de Ictus retrouvailles. En effet, c'est à Fribourg, chez l'avocat André Clerc, qu'ils pactisent dorénavant.
Est-ce à dire que les milliards du Koweït ont émigré sur le Plateau? «Il n'y a pas d'aspect fribourgeois, dans cette affaire, du moins je n'ai pas d'élément me permettant de l'affirmer, pour l'instant. En revanche, je vais devoir agir à Genève ou il s'agit d'accélérer toutes les décisions», explique M, Clerc.
Une partie, celle qui se joue en Suisse, qui est loin d'être jouée à l'avance. Le 24 juillet dernier, une sinistre nouvelle venait refroidir les enthousiasmes des protagonistes. André S., un homme d'affaires français basé à Lausanne, décédait à Essertines-sur-Rolle dans l'explosion de sa voiture. Attentat ou suicide déguisé? Les enquêteurs n'ont pas encore rendu leur verdict. Une chose est sûre: André S. et José Ferrayé se connaissaient. Leurs noms figurent sur une convention visant à faire transiter, par la société de S., de l'argent en provenance du Golfe. De l'argent dont Ferrayé n'a jamais vu la couleur.

La Liberté, 23 août 2001 - Christian Campiche