La Suisse inventive Mais que fabriquer avec ces deux seuls outils ? De la technologie de pointe, des produits de l'intelligence où savoir et expérience pèsent plus lourd que les matières premières et l'énergie. Cette réponse est bien d'aujourd'hui, mais il n'est pas inutile de rappeler qu'elle a été forgée hier. Péclots d'argent A la fin du XVIIIe siècle - Genève était horlogère depuis deux cents ans - les rôles sont déjà distribués. « Je voudrais que nous apprissions à être un peu plus lourds et un peu plus bêtes : je demande pourquoi la fabrique de Neuchâtel va comme tous les diables, tandis que la nôtre tire la langue d'un pied de long ? On me répond : c'est qu'ils savent faire de mauvais péclots d'argent. Et bien ! que n'en faisons-nous aussi. Oui da, on ne gagnerait pas quatre décimes par jour ! Mais mieux vaut ça que rien Il est vrai que les montagnards ne font pas la sèche, ne boivent pas le café après avoir dîné, ne font pas le change, ne vont pas à la comédie à la Châtelaine et qu'ils travaillent douze heures par jour. Ils tiennent compagnie à leurs femmes et à leurs marmots, et ils s'en trouvent tous mieux. » Le Genevois qui écrit ces lignes en 1794, dans l'Avis du Compère Perret, dresse la carte géographique et psychologique de la montre telle qu'elle se présente à son époque et telle que, par de nombreux aspects, elle se maintient actuellement encore. Avec ses deux pôles : Genève pour l'horlogerie luxueuse et raffinée, les Montagnes neuchâteloises pour la montre bon marché. Avec deux types humains nettement accusés : d'un côté l'artiste-artisan citadin volontiers snob, de l'autre l'austère ouvrier des régions de montagne. Deux traditions, deux histoires distinctes qui finissent par n'en faire qu'une et qui, depuis le bout du lac à travers tout l'arc jurassien et ses centres les plus anciens, La Chaux-de-Fonds et Le Locle, construisent le patrimoine horloger. Les pionniers protestants Tout commença à Genève. La petite ville qui, vers 1550, ne comptait que 12'500 habitants, accueillit, par vagues successives, le meilleur de la profession formé de protestants contraints de fuir la France. Ils y trouvèrent un terroir favorable : les calvinistes, qui avaient condamné la manufacture joaillière, firent même et opportunément, une exception pour les montres. Contrairement aux contemporains du Compère Perret, ces réfugiés huguenots, pionniers de la célèbre Fabrique, n'avaient rien de frivole. En 1585, ils furent assez nombreux pour s'organiser en corporation ; au siècle suivant, ils produisaient parmi les montres les plus élégantes et compliquées d'Europe et fournissaient en mouvements une industrie française entre-temps effondrée. Vers 1780, à la veille des troubles révolutionnaires, la Fabrique genevoise comptait 800 maîtres horlogers, employait près de 4000 ouvriers en ville et un nombre plus grand encore à l'extérieur. Ses marchés s'élargirent, la production s'intensifia, le pouvoir des intermédiaires, négociants et financiers, s'accrut jusqu'à devenir prépondérant. Son arrière-pays, la Savoie et la vallée de Joux, se développa pour l'alimenter, la première en ébauches, la seconde en pièces compliquées. Génies jurassiens Dans le jura, l'apparition de l'horlogerie fut beaucoup plus tardive mais lorsqu'elle prit pied au début du XVIIIe siècle, elle balaya toute autre activité. Dans les familles, chaque membre se mit à l'établi. Comme à Genève, la subdivision des tâches et la pratique du travail à domicile se généralisèrent. Des inventeurs de génie surgirent, des dynasties se fondèrent. La légende attribue à Daniel JeanRichard la naissance de l'industrie horlogère neuchâteloise ; Abram Louis Breguet, artisan incomparable, émigra à Paris où il mit au point des perpétuelles compliquées et des innovations remarquables dans toutes les branches de son métier. Son influence sur l'art horloger fut considérable et elle dure encore. Autre brillant émigré, Ferdinand Berthoud développa des chronomètres de marine. Toute proche, Genève servit d'école et de modèle, non sans irritation, comme on l'a vu d'ailleurs. Grandes complications Son mépris s'explique : les premières montres jurassiennes furent des imitations grossières. Cependant, en une génération, elles se perfectionnèrent. De bonne qualité, souvent ingénieuses, elles ne rivalisaient aucunement avec la production élégante et le bijou genevois. Bientôt, les ouvriers de la vallée de Joux vendirent des répétitions et des mouvements à quantièmes à la Fabrique genevoise. Et les meilleures marques horlogères d'aujourd'hui, celles du bout du lac en premier lieu, continuent de s'y ravitailler en pièces compliquées. Toute une culture Entreprenants, ses représentants sillonnèrent les contrées les plus lointaines. La montre suisse pénétra profondément, partout jusqu'en Chine
A la culture artisanale et industrielle s'ajouta une expérience commerciale qui lui permit de réémerger chaque fois qu'elle se trouva gravement mise en échec. Une première fois - pour ne citer que les crises les plus graves - dans les années 60 à 80 du siècle passé, lorsque les horlogers américains furent plus prompts à recourir à la fabrication mécanisée que les Suisses. Une deuxième fois tout proche face au défi du quartz. Chacun s'en souvient : l'industrie horlogère Suisse fut donnée pour morte. On licencia, les vallées se dépeuplèrent, un métier passionnément aimé sombrait dans l'oubli. Lorette Coen |
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