Une cathédrale pour les particules. Une installation immense, des détecteurs géants et des scientifiques par milliers pour déceler de minuscules particules. Tel est le portrait du LHC, le plus sophistiqué des accélérateurs jamais construits, qui sera fonctionnel en 2007 au Centre européen de recherche nucléaire (CERN), à Genève. Visite avec la physicienne Susanna Cucciarelli. Sur l'écran de contrôle, les chiffres des mesures défilent comme les cotations à la bourse. Plus loin, des signaux "Danger!" clignotent, créant une ambiance stressante dans cette halle remplie d'instruments électroniques d'où jaillissent des gerbes de câbles. Pourtant, si Susanna Cucciarelli semble préoccupée, ce n'est pas qu'elle est inquiète, mais plutôt curieuse. "C'est la première fois que je les vois!" glisse cette physicienne soutenue par le Fonds national. Les objets de tant d'attention? De longs tuyaux d'acier bleus, qui contiendront le coeur du LHC (acronyme anglais pour "grand collisionneur de hadron"). Grâce à cet accélérateur de particules, les scientifiques devraient, dès 2007, faire des pas de géant dans la compréhension de phénomènes encore inexpliqués du "fonctionnement" de l'Univers. Ces sections de tuyaux seront prochainement assemblées en une boucle dans les 27 km de l'ancien tunnel du CERN, creusé à environ 100 mètres sous terre. Avant, il s'agit encore de tester, une à une, leur contenu: des aimants supraconducteurs constitués de câbles tressés niobium-titane, qui enrobent le conduit de cinq centimètres de diamètre dans lequel voyageront les particules. "Pour maintenir l'efficacité de ces aimants, il faut les refroidir à -271 degrés", précise la chercheuse en décrivant l'installation de cryogénisation révolutionnaire dont les conduits enchevêtrés véhiculeront dans le LNC de l'azote et de l'hélium liquide. D'où les signaux d'avertissement... Le rôle de ces 1'248 aimants - tous identiques à 0,01 % près une prouesse! - consiste à infléchir constamment la trajectoire des particules accélérées dans le tube avec une énergie colossale (70 fois plus grande que dans le LEP, le prédécesseur du LHC). Ces particules, des protons, voyageront par paquets qui se croiseront 40 millions de fois par seconde. "Chaque croisement donnera lieu à une vingtaine de collisions proton-proton", poursuit la physicienne. De chacun de ces 800 millions de télescopages jailliront des milliers de "débris" qui sont autant de particules que traquent les chercheurs, dont le fameux boson de Higgs. Il s'agira alors d'enregistrer leurs traces et leurs propriétés. Des informations qui rempliraient, chaque année, une pile de CD-Rom haute de plusieurs kilomètres! "Nous devrons donc faire des choix", explique Susanna Cucciarelli, dont le travail est précisément de développer des programmes censés analyser et reconstruire tous ces événements. Pour détecter ces particules de la taille d'un milliardième de tête d'épingle, les chercheurs ont dû voir grand. Très grand. Quatre immenses détecteurs jalonneront en effet l'anneau. L'un d'eux, CMS, mesure 21,5 mètres de long pour 15 mètres de diamètre et 12'500 tonnes. Autant que la tour Eiffel! Quelque 1'940 scientifiques représentant 150 institutions de 36 pays ont planché sur sa construction. Celle-ci se déroule pour l'instant en surface dans un hangar où, vu la taille de l'objet, l'on entend résonner les élévateurs. Colorée comme un jeu de construction, la machine ressemble à une poupée russe: différentes couches cylindriques imbriquées autour de la zone d'impact des collisions et truffées de capteurs auront pour rôle de stopper et détecter les traces des particules. Ce "monstre de métal" représente en fait un bijou de technologie. "Une précision millimétrique dans l'alignement des pièces est nécessaire", détaille Susanna Cucciarelli. "Au début du projet, en 1996, il a aussi fallu, fait remarquable, prendre en compte les développements futurs de la technologie et de l'électronique", poursuit-elle en montrant quelques touffes des milliers de kilomètres de câbles innervants CMS. Une fois achevé, le "monstre" sera enfermé en une seule fois dans une caverne construite au fond d'un trou profond d'une centaine de mètres. A l'opposé de l'anneau, la "concurrence" - comme les groupes aiment à se qualifier entre eux puisqu'ils poursuivent les mêmes buts scientifiques avec toutefois des instruments relativement différents - n'aura pas cette chance. Le détecteur ATLAS, moins compact que CMS, sera démonté et reconstruit dans une vaste pièce située à 93 mètres sous terre, haute de 35 mètres, dégageant encore une odeur froide de béton frais et résonnant comme une cathédrale. Avec l'excavation de 450'000 tonnes de molasse, sa réalisation a donné du fil à retordre à ses architectes, qui ont dû d'abord fixer sa voûte avant de creuser jusqu'au plancher. Mais tout s'est bien passé, et la caverne a été inaugurée le 4 juin en présence de Pascal Couchepin. Ne reste plus qu'à descendre et ajuster les éléments du "puzzle" de 7'000 tonnes, dont certains sont à peine moins larges que les puits d'accès. Un vrai casse-tête, qui vient de débuter. Car dès que tout sera monté, plus de possibilité de sortir ces pièces pour les réparer! Tout est donc testé et retesté... Plus haut, dans la halle de montage, un homme en salopettes passe l'aspirateur sur l'un des huit immenses aimants toroïdaux d'ATLAS, dont le champ magnétique servira à influencer la trajectoire des particules issues des collisions. "C'est un chercheur!", explique Marzio Nessi, coordinateur technique du projet. "Si un de ces aimants mis sous vide ne fonctionne pas à cause d'un seul grain de poussière, c'est tout ATLAS qui flanche!" Mais le défi, en plus d'être technologique, est aussi humain. Le montage d'ATLAS représente environ 2'000 tâches individuelles différentes, "donc une énorme complexité sociale", relève le chercheur, qui mentionne combien il trouve remarquable de faire réfléchir simultanément 1'800 chercheurs de 35 pays sur un tel projet. Et cela en priorité pour satisfaire la curiosité et la connaissance humaine. Au pied de l'ATLAS, un physicien assis sur un carton, cheveux crépus et grisonnants, déballe patiemment des dizaines de petites pièces électroniques provenant d'un des nombreux instituts étrangers collaborant au LHC. "Pour certains scientifiques qui y travaillent depuis des années, ce projet sera quasiment l'oeuvre d'une vie", conclut Marzio Nessi, en ôtant son casque de chantier blanc. L'accélérateur du CERN, ce projet qui valait trois milliard. Malgré quelques difficultés financières, les espoirs de découvertes que laisse entrevoir le LHC sont à la hauteur des 3 milliards prévus aujourd'hui pour ce projet. Le point avec Luciano Maiani, directeur général du CERN. Du point de vue scientifique, comment justifier le LHC ? C'est une étape importante dans la vérification de la théorie appelée "Modèle standard". Par analogie, dès que l'homme s'est aperçu que la Terre était ronde et qu'il en a estimé le rayon, il a pu avoir une idée précise de la distance maximale le séparent de nouvelles terres, alors que lorsqu'il considère la Terre plate, il ne savait pas jusqu'où il pourrait aller. Ici aussi, nous pouvons imaginer ce que nous allons trouver: le LHC a été construit sur la base d'indices précis qui laissaient penser qu'à ces niveaux d'énergie jamais encore atteints, on allait très probablement trouver ce que l'on cherchait, ou même plus! La seule possibilité de le savoir, c'est de vérifier. Cette curiosité coûte tout de même très cher... Les coûts ne sont pas si élevés, si l'on considère la taille de la communauté scientifique impliquée (6'000 chercheurs du monde entier). De plus, le LHC est relativement bon marché, vu qu'il utilise nombre d'infrastructures existantes (tunnel, injecteurs de particules, gens expérimentés, etc.). Construit de zéro, il aurait coûté deux à trois fois plus. Mais avant tout, il faut se réjouir qu'il y ait encore des hommes poussés par cet unique idéal: la curiosité. De plus, la recherche fondamentale a toujours eu des retombées utiles sur la société au travers d'applications variées, comme le Web, créé au CERN. L'an dernier, il manquait ait 880 millions dans le budget initial (2,6 milliards), ce qui a fait craindre des suppressions de postes. Qu'en est-il aujourd'hui? La dernière évaluation des coûts est restée stable pendant un an et nous l'avons prise comme base pour le long terme. Concernant les emplois, les faits ont été déformés l'an passé, car cette réduction de personnel figurait déjà dans le planning de 1996. Par contre, c'est vrai que nous avons dû faire des choix concernant la recherche et réduire ou abandonner les activités non liées au LHC. La question a été posée à nos 20 pays membres: étaient-ils prêts à augmenter leur contribution financière au CERN pour garder un vaste choix d'expériences en plus du LHC? Leur réponse étant négative, il a fallu concentrer les forces sur le LHC. C'était une décision éminemment politique. Les Etats-Unis faisant partie du projet, n'y a-t-il plus de concurrence avec eux? Vu les niveaux d'énergie atteints au LHC, le CERN sera vraiment La Mecque de la physique des particules pour une décennie. Il y a en effet un autre projet d'accélérateur, linéaire celui-là, peut-être aux USA. Mais il verra le jour au plus tôt en 2015. Pourtant, l'accélérateur du Fermilab (Chicago), remis en service, pourrait détecter avant le CERN le fameux, boson de Higgs que traquera le LHC. Si c'était le cas, le LHC serait-il remis en question? Pour des questions de nombre de collisions de particules nécessaire à détecter le "Higgs" sans ambiguïté, le Fermilab a peu de chance de réussir. Et même s'il y parvient, il restera beaucoup à faire au LHC, car son champ d'étude sera plus vaste: aux très hautes énergies auxquelles il fonctionnera, il deviendra un outil vraiment crucial. Olivier Dessibourg, La Liberté, 01.07.2003 |
|