Quand le produit dépasse la marque

Vous êtes un touriste japonais et vous voulez emporter un couteau suisse dans votre valise après une visite express sur le pont de Lucerne. Votre critère: l'outil doit être rouge à croix blanche. De quelle marque? Celle qui alimente l'armée, pardi! Quoi? II y en a deux, Wenger et Victorinox? Entre Delémont et Ibach, vous ne faites pas la différence. Ni pour le prix ni pour la qualité.

Comme pour les hache-oignons et les presse-ail de Zyliss, ce n'est pas la marque mais le produit qui fait mouche. Que les coutelleries jurassienne et schwytzoise n'envisagent pas une fusion, c'est tant mieux pour les consommateurs et les employés: la concurrence est saine et stimulante, alors que dans tout mariage industriel le grand finit par manger le petit.

Pas de mariage, donc, mais pourquoi pas un concubinage? Maintenir deux sites de production et s'allier dans le marketing, le point faible de Wenger. Pour stimuler les ventes, la meilleure publicité ne consiste pas à vanter les mérites d'une marque anodine, mais à promouvoir un produit magique: le couteau d'officier! Dans sa série TV, MacGiver ne se tirait pas d'affaire avec un couteau Wenger ou Victorinox, mais avec un couteau suisse.

Le pas est facile à franchir, puisque les pubs de l'un profitent déjà à l'autre. Pourquoi ne pas promouvoir un label dans la publicité et laisser le client faire son choix en magasin? Les deux concurrents ne peuvent-ils pas expliquer ensemble les règles applicables dans les aéroports et récolter les fruits de leur campagne?

Lorsque le produit est plus important que la marque, c'est lui qui doit bénéficier de tous les soins, y compris dans la diversification. Pour les coutelleries, l'exemple à ne pas suivre vient de Lyss: Zyliss croit à l'impact de son nom et l'entreprise dévalorise son produit en délocalisant la production en Chine. Le contraire du bon sens.

 

Le couteau suisse perd des marchés

Le 11 septembre coûte cher aux deux grandes coutelleries du pays, Wenger et Victorinox

Avant le chocolat et la montre, le fromage et l'edelweiss, le couteau d'officier est le meilleur symbole de la Suisse à l'étranger. Mais, après l'attentat des Twin Towers, le canif rouge à croix blanche fait depuis deux ans les frais des mesures antiterroristes.

Un couteau de poche, c'est une arme! Pas question d'embarquer le plus petit canif sur les lignes aériennes sensibles. Toutes les lames peuvent être transportées dans les valises et les sacs acheminés dans les soutes à bagages. Mais passée la douane, les voyageurs ne peuvent guère s'offrir un ultime souvenir sous forme de canif, malgré la tolérance affichée dans certains moyens courriers. La baisse des ventes enregistrées dans les aéroports pénalise deux entreprises: Wenger à Delémont (JU) et Victorinox à Ibach (SZ).

L'entreprise jurassienne n'a pas évité le chômage partiel et les licenciements. En lançant un minibureau portatif, Wenger a consenti un gros investissement mal rentabilisé. A Schwytz, le plus gros employeur du canton s'est diversifié davantage, avec des montres, des valises et des vêtements. Mais trois semaines de vacances supplémentaires se sont imposées pour limiter les stocks.

Dans la récession actuelle, les directions des deux coutelleries tiennent-elles le couteau par le manche? Comment vont-elles réagir sans se couper les doigts? La Suisse va-t-elle perdre son symbole? Interviews à Delémont et à Ibach.

 

Le label suisse est toujours un gage de qualité

Le Matin: Le couteau suisse est-il mort le 11 septembre?

Maurice Cachot: Il existe et il existera toujours. Mais le retrait de la vente du couteau dans les aéroports a été un coup dur, puisque ce marché représentait environ 10 % de notre chiffre d'affaires. Depuis le 11 septembre, la vente des couteaux de poche a diminué de l'ordre de 30 %. La progression que nous avons connue dans certains pays asiatiques ne compense pas le déficit.

La production, donc les emplois, a-t-elle souffert des attentats?

Malheureusement oui. Nous occupions 234 collaborateurs à la fin 2002. I'effectif est actuellement de 200 employés.

Est-ce qu'un symbole - l'image de la Suisse - disparaît à l'étranger?

Non, le couteau reste avant tout l'image d'un produit utile dans la vie quotidienne. Le label suisse est toujours un gage de qualité.

Avez-vous prévu des mesures de diversification? Des produits nouveaux sont-ils sur le marché?

Nous avions mis beaucoup d'espoirs dans le lancement du Swiss Business Tool, une sorte de minibureau portatif. Ce merveilleux outil ayant une lame et des ciseaux, il a d'emblée figuré sur la liste des interdits. Nous avons mis sur le marché un duo couteau et montre (il existe 110 modèles de montres Wenger). Par ailleurs, nous avons développé des couteaux avec des habillages spécifiques, et modifié des produits pour des sports et des métiers particuliers.

Partagez-vous vos sujets de réflexion avec votre concurrent?

Nous luttons ensemble contre les copies de couteaux suisses qui fleurissent et pas seulement en Asie. Nous cherchons en outre depuis le 11 septembre à atténuer l'impact des mesures de sécurité par une campagne d'affichage avertissant le consommateur que les couteaux peuvent voyager, mais dans les soutes à bagages des avions.

Envisagez-vous un rapprochement entre vos deux entreprises?

Cette question n'est pas d'actualité.

Avez-vous toujours sur vous un couteau lors de vos déplacements aériens?

Les lois sont les mêmes pour tous. J'avoue avoir été contraint de me débarrasser plusieurs fois de mon couteau de poche en passant le contrôle d'un aéroport. Je le glisse maintenant dans mes bagages.

 

Le vrai danger vient des imitations chinoises

Le Matin: Le couteau suisse est-il mort le 11 septembre?

Urs Wyss: Disons qu'il est presque mort dans les zones duty free des aéroports, mais, sur le marché traditionnel, le creux de la vague est passé. Nous enregistrons une baisse de 10 % de notre chiffre d'affaires. Mais, si la chute atteint 20 % pour le couteau de poche, c'est aussi en raison du SRAS, une maladie qui a retenu les groupes asiatiques chez eux.

La production, donc les emplois, ont-ils souffert des attentats?

Pas de chômage ni de licenciements, mais des ponts d'une semaine les jours de fête. Notre effectif est de 950 employés en Suisse et de 500 à l'étranger.

Est-ce qu'un symbole - l'image de la Suisse - disparaît à l'étranger?

Pas du tout! Dans 250 publicités publiées dans des grands magazines, des entreprises étrangères comme BMW comparent leur produit à la qualité du couteau suisse.

Avez-vous prévu des mesures de diversification? Des produits nouveaux sont-ils sur le marché?

Nous lançons deux ou trois nouveaux produits chaque année: le marché le demande! Nous avons commercialisé un couteau qui a la forme d'une carte de crédit de 4 mm d'épaisseur, une gamme aux côtes fluorescentes, un modèle avec montre et réveil. Et une innovation qui fait un flop: le couteau pour enfant avec sa lame arrondie. Autrement, notre marque de montres Swiss Army fait un tabac. Même constat pour notre gamme de valises lancée voici deux ans et notre ligne de vêtements commercialisée aux USA.

Partagez-vous vos sujets de réflexion avec votre concurrent?

Nous échangeons nos catalogues. Nous sommes des concurrents sérieux, mais le vrai danger vient des imitations chinoises.

Envisagez-vous un rapprochement entre vos deux entreprises?

Non! Ce n'est pas un sujet de discussion. Pour l'instant...

Avez-vous toujours sur vous un couteau lors de vos déplacements aériens?

Oui. Si un douanier me le confisque, je le remplace à mon retour à l'usine! Mais, l'an dernier, lors de mes cinq voyages en France et en Allemagne, j'ai toujours pu franchir les contrôles en le conservant sur moi.

Tiré du matin du 28.11.2003 - Vincent Donzé, Jean-Pierre Molliet