Albert Einstein, si fameux et si mal compris

Avec "Ne dites pas à Dieu ce qu'il doit faire", le journaliste et écrivain François de Closets réussit le pari de rendre Einstein compréhensible. Même si la fantastique notoriété du physicien repose sur un malentendu.

Tout est relatif, comme disait Einstein. Cette citation utilisée à tort et à travers illustre le monumental malentendu de la popularité d'Einstein. C'est le mérite de François de Closets de remettre les choses à leur place mais aussi de se poser en magnifique médiateur à l'intersection entre l'approche savante d'un génie scientifique insaisissable et le défrichement humain d'une personnalité hors normes dont la célébrité est aussi incontournable qu'incompréhensible.

Si Einstein, au lieu de donner à sa théorie le nom de relativité générale, avait suivi sa première idée de parler de "théorie des invariants" il serait tout aussi fameux dans le monde de ses pairs mais ignoré du grand public. Parmi les contemporains d'Einstein, de nombreux savants qui ont fait des découvertes décisives n'en sont pas devenus pour autant des vedettes. Mais voilà. Le mot "relativité" pris dans son sens habituel a créé un quiproquo qui dure, relayé par des écrivains et des philosophes, puis par l'homme de la rue. Résultat: la plupart d'entre nous, sans rien comprendre à la courbure de l'espace, à la réflexion de la lumière, à la matière-énergie ni à la dilatation du temps, citent volontiers "la recherche d'invariants comme une philosophie à prétention scientifique qui rejette les principes et les certitudes".

François de Closets qualifie joliment ce malentendu de "passage en contrebande de la physique à la philosophie et à l'acception du n'importe quoi". Avec comme retombée inattendue qu'Einstein est devenu l'archétype des professeurs de bande dessinée, de Nimbus à Cosinus et à Tournesol.

Si l'invraisemblable popularité d'Einstein repose sur une mauvaise acception du terme relativité, le bonhomme qui est derrière vaut la peine d'être connu. Avec Ne dites pas à Dieu ce qu'il doit faire, François de Closets écrit une énième biographie d'Einstein mais sans doute la première qui ne soit ni une somme austère ni un conte populaire.

Tout au long de ce passionnant pavé, François de Closets parvient à vulgariser les domaines austères de la physique grâce à un vocabulaire simple et à des images porteuses de sens. Son talent est d'abord de rendre abordables des notions terriblement abstraites et de faire passer que le savant Albert Einstein les a élaborées dans sa tête sans aucun moyen de les contrôler. D'ailleurs quelques-unes de ses théories ont attendu des décennies une preuve née de l'expérience. Il est ensuite de brosser le portrait nuancé d'un homme qui savait aussi être banal.

A part le premier chapitre qui relate le douloureux moment où le vieux savant un peu oublié va rompre avec ses convictions profondément pacifistes pour être le promoteur de la bombe atomique américaine, Il ne faut pas dire à Dieu ce qu'il doit faire suit le déroulement chronologique de la vie du physicien.

De Closets fait un sort à la réputation de mauvais élève qui colle à Einstein. C'est vrai qu'il se méfiait des chemins balisés, ne s'intéressant qu'à ce qui n'était pas encore découvert. Loin d'être paresseux il se gavait comme un autodidacte. "La physique qui l'intéresse n'est pas celle qu'on enseigne à l'école mais celle qui naît dans les laboratoires." Pendant ses quatre ans d'études au Polytechnicum de Zurich (ETH) il se comporte en invité, se dispense des cours et "considère sa raison comme la caution suprême". Il indispose tellement ses professeurs que, ses études terminées, personne ne l'a voulu comme assistant et qu'il s'est retrouvé chômeur.

Le travail qu'il trouvera à Berne au Bureau de la propriété intellectuelle sera une chance de survie car il a alors femme et enfant. Il ne méprise pas ce travail qui l'amuse et c'est à temps perdu, avec son laboratoire dans sa tête, qu'il découvre E=mc2.

Mais, note de Closets, en cette année 1905, le petit employé fait

plusieurs autres communications scientifiques qui chacune aurait suffi à établir une réputation. L'extraordinaire est cependant, note le biographe, qu'une revue prestigieuse comme Annalen der Physik accepte des articles d'un inconnu de 22 ans.

Commence alors une carrière académique qui aura des hauts et des bas, Einstein étant aussi bohème comme professeur que comme étudiant. Son esprit totalement dégagé des conventions explique en partie qu'il ait battu sur le fil des savants classiques (comme par exemple Poincaré ou Plank, qu'il aurait dû, reproche de Closets en passant, considérer comme ses maîtres) qui cherchaient la même chose que lui mais n'osaient pas lâcher les repères de Newton. Ce n'est pas tant, explique de Closets, sa compétence qui faisait la différence que sa curiosité et son mépris des lois reconnues.

François de Closets. "Ne dites pas à Dieu ce qu'il doit faire", Editions du Seuil, 439 pp.

Trop confiant en son intuition

Son attitude de certitude spirituelle va jouer des tours au savant. Quand il touchera au cosmos. "Il cueille l'univers en passant» alors que la recherche de la relativité généralisée lui a pris sept ans et... se plante. Dans son approche du cosmos dont il voulait «qu'il corresponde à l'idée qu'il s'en était faite" il pèche par une témérité intellectuelle pas du tout scientifique. "La science est fille du doute et parfois Einstein l'aborde avec des certitudes." Parce qu'il préjuge de la vérité au lieu de la chercher, à force d'en appeler à un ordre divin esthétique, à un univers stable et parfait, Einstein passa à côté de l'expansion de l'univers. Même scénario vis-à-vis de la théorie des quantas qui fera dire à un Einstein accablé: plus (cette théorie) a de succès, plus elle a l'air bête. Face aux quantas, de Closets avoue toucher aux limites de la vulgarisation. L'hermétisme du langage mathématique fait de toute traduction une trahison. Face aux quantas, Einstein atteint, lui, les limites du travail en solitaire. Dans tous les autres laboratoires, il y a des maîtres et des étudiants, lui continue à être seul dans son coin, face à la physique probabiliste qui lui paraît "une horreur, au même titre qu'un univers ouvert en expansion". Ces faux pas du savant vont le couper de la communauté des physiciens. De 1930 à 1960, la relativité n'est enseignée nulle part. Pourtant les découvertes des années 70 et ultérieures (big bang, pulsars, quasars, trous noirs) sont tous des enfants de la relativité généralisée. Trop confiant dans son intuition, il refuse que Dieu "joue aux dés" et s'accroche à la précision, à la mesure, à la causalité. Faux pas d'Einstein mais bon titre pour de Closets.

Eliane Waeber Imstepf, La Liberté, 20.03.2004