La formule magique du mortier romain, source d'inspiration

Alors que le Panthéon résiste depuis 2000 ans à la pollution, nos autoroutes goudronnées doivent être rénovées tous les 20 ans. En perçant le secret de l'extraordinaire résistance des constructions romaines, les scientifiques du Département de Géosciences s'inspirent de la formule magique du mortier romain pour mettre au point un ciment moderne répondant aux critères les plus exigeants. L'enjeu est de taille: pour augmenter l'efficacité des recherches, le travail en réseau avec les hautes écoles et l'industrie est primordial.

Les Romains ne connaissaient pas le ciment Portland moderne – produit seulement à partir du XIXe siècle, avec lequel on construit aujourd'hui nos maisons – mais possédaient d'excellentes connaissances d'architecture et de technologie des matériaux. Ils ont développé un ciment particulier à haute performance, capable de durcir sans air et dans l'eau, constitué de chaux mélangée à du sable et de la cendre volcanique ou à des ponces et des briques moulées. Le plus utilisé des matériaux ajoutés à cette chaux était le sable volcanique trouvé au pied du Vésuve dans la région de Pozzuoli (Italie du Sud). Aujourd'hui encore on appelle “pouzzolanes“ (de Pozzuoli) tous les matériaux capables de réagir à température ambiante, au contact de l'eau, avec la chaux. Cette réaction produit des composants stables, aptes à se consolider dans l'eau et qui confèrent aux mortiers des caractéristiques physiques et mécaniques bien meilleures que celles des mortiers constitués de chaux pure – capables de durcir uniquement en présence d'air. Grâce à ce ciment original, les Romains ont construit des ponts, des quais, des citernes, des aqueducs et des monuments qui de nos jours sont encore en bon état de conservation et que l'on peut admirer dans leur lieu d'origine. Donc... finalement pas de mystère? Les ingrédients du ciment romain sont bien connus: chaux et pouzzolanes. La recette semble très simple, mais... aujourd'hui encore personne n'a su recomposer avec ces ingrédients un matériel aussi durable et parfait!

Les temps passés et les temps modernes
C'est en observant les mortiers romains, dans l'intention de recréer un ciment possédant les mêmes propriétés que celui des Romains, que l'idée du projet “Développement d'un mortier à base de chaux avec des propriétés améliorées pour une application élargie“ a vu le jour en septembre 2000 à l'Ecole Universitaire Professionnelle de la Suisse Italienne (SUPSI) et l'Université de Fribourg, sous la forme d'un projet CTI (Commission pour la Technologie et l'Innovation).
Pourtant l'époque romaine est bel et bien révolue, et les exigences modernes s'avèrent très différentes! Vitruve, un écrivain romain du 1er siècle avant J.-C., nous présente dans son livre “De Architectura“ la manière de préparer les matériaux utilisés dans les constructions, comment réaliser les différents mortiers, les diverses couches d'enduit ainsi que les techniques d'application des mortiers. Il apparaît évident qu'il fallait beaucoup de temps pour réaliser une oeuvre bien faite, pour apprendre le savoir-faire et devenir un maître dans le métier.

Dans notre société actuelle, le temps équivaut à de l'argent, le développement technologique répond aux exigences de l'économie et la main-d'oeuvre se voit remplacée par des machines. Il apparaît donc utopique d'envisager le travail à la façon romaine! On utilise aujourd'hui des ciments sophistiqués, enrichis de substances chimiques qui permettent de construire en une demi-journée tout un étage d'édifice. Ces produits peuvent de plus être appliqués par des machines qui exécutent le travail de cinq personnes. Mais depuis quelques années, la demande se fait toujours plus forte pour utiliser des matériaux nécessitant une dépense d'énergie basse, recyclables, non toxiques, écologiques et à bas impact environnemental. Les produits à base de ciments modernes ne correspondent pas à ces critères. Le ciment moderne ne peut en fait plus être considéré aujourd'hui comme un produit écologique, car sa technologie de fabrication entraîne une Grande dépense d'énergie causée par l'émission de substances polluantes comme le CO2, le NOx, le SOx. De plus, il contient des composants chimiques toxiques qui peuvent être relâchés dans les habitations et dans l'environnement. Il n'est pas non plus approprié pour la restauration de bâtiments anciens parce qu'il s'agit d'un produit trop rigide, imperméable à la vapeur d'eau et qui relâche des substances nocives accélérant les processus d'altération des monuments historiques. Comment donc concilier les exigences modernes (temps, production, performance) à celles d'un produit écologique, respectueux de l'environnement?

Le mortier du futur
Pour tenter de renouveler l'expérience millénaire des Romains et proposer une alternative réalisable et éco-compatible aux produits modernes à base de ciment, le Département des Géosciences de l'Université de Fribourg a renforcé sa collaboration avec le milieu industriel et d'autres universités. Un réseau s'est ainsi constitué entre deux industries de matériaux de construction suisses alémaniques, l'Ecole Universitaire Professionnelle de la Suisse Italienne (SUPSI) à Lugano, l'Université de Fribourg, et l'Ecole Polytechnique de Turin en Italie. Les industries ont mis à disposition les matières premières (chaux hydratée en poudre et sable calcaire). La Minéralogie de l'Université de Fribourg, pour sa part, consacre l'une de ses thèses à l'étude de la recette du mortier moderne destiné à la restauration et à l'éco-construction, ceci en utilisant les matières premières fournies par les industries et en mettant à profit les idées des Romains.

Basée opérationnellement à Fribourg, cette thèse dirigée par le Prof. Maggetti, d'une durée de 3-4 ans, implique deux autres laboratoires en Suisse et en Italie, on des tests et des analyses sont régulièrement effectués dans le but de créer le nouveau produit. Le nouveau mortier doit répondre à différents critères. Premièrement, il doit être facile à faire sur le chantier, d'un emploi et d'une application simple également pour la main-d'oeuvre inexpérimentée. On a donc pensé à faire un mortier prémélangé, dans lequel le liant est déjà inclus avec le sable, ne nécessitant ainsi que l'ajout de l'eau. Il doit s'agir deuxièmement d'un produit écologique et compatible avec les monuments historiques. Un mortier sans ciment moderne a ainsi été créé. Troisièmement, le nouveau mortier doit constituer un produit à bas prix et à bas impact environnemental. On a donc employé des matières premières déjà disponibles sur le marché. Quatrièmement, le nouveau produit doit faire preuve de haute performance et de durabilité, tout en étant capable de se durcir dans l'eau. Pour ce faire, un mortier avec un liant constitué de chaux et de pouzzolanes – à l'exemple des Romains – a été produit.

Afin de définir la meilleure qualité, une dizaine de pouzzolanes de différentes origines ont été testées. Les pouzzolanes naturelles provenaient de dépôts de roches volcaniques d'Italie (Campi Flegrei, Campania) et d'Allemagne (trass de la région du Rhin), ou de dépôts de roches sédimentaires d'origine organique (terre à diatomées de la France); les pouzzolanes artificielles

comprenaient des sous-produits industriels (silica fume), des argiles cuites (metakaolin) ou des briques broyées. Par ailleurs, des matériaux comme le verre recyclé et le gel de silice, potentiellement “pouzzolaniques“ selon leur composition chimique, ont également été testés afin d'observer leur réaction au contact de la chaux et leur capacité à produire pendant le durcissement les composants que l'on retrouve dans les mortiers romains.

Le projet est en phase finale, mais l'étude du sujet en est seulement à ses débuts. Cette recherche a posé de nombreuses questions, partiellement résolues, auxquelles il serait intéressant de répondre en élargissant les collaborations interdisciplinaires universitaires et inter-universitaires, tout en préservant d'étroites relations avec l'industrie. L'apport industriel est en effet toujours positif parce qu'il fait le lien avec la réalité, notamment économique et les exigences liées à la faisabilité d'un nouveau produit.

Cette recherche a par ailleurs ouvert des portes au-delà des frontières suisses, en élargissant le réseau des collaborations. Un exemple très concret: l'Université de Florence a demandé une consultation technique à l'Université de Fribourg et à l'Ecole Universitaire Professionnelle de la Suisse Italienne (SUPSI) afin de choisir un mortier destiné à être utilisé pour la restauration du campanile de l'église d'Ognissanti à Florence.

Jessica Chiaverini – Universitats Friburgensis – juin 2004