Derrière les promesses de la nanotechnologie se posent les premières questions

Le prochain café scientifique de Fribourg se penche sur ces techniques qui s'intéressent au monde de l'infiniment petit, celui des atomes et des molécules. L'optimisme des scientifiques ne saurait cacher certaines interrogations.

Imaginons des objets plus petits que cette virgule, qui se promènent dans nos corps pour les soigner. Ou des fils conducteurs en plastique bien plus légers que leurs pendants en cuivre. Ou encore des composants électroniques invisibles au microscope optique, formant le cerveau de superordinateurs.

Ce qui ressemble à de la science-fiction constitue le centre d'intérêt bien réel de milliers de chercheurs. Et les nanotechnologies, clament-ils, vont transformer notre environnement sans même que l'on s'en aperçoive. Car pour comprendre, comme le montrera le débat de jeudi, il faut entrer dans un monde fantastique, celui de l'infiniment petit.

Un nanomètre (ou milliardième de mètre) est à un mètre ce que la taille d'un nain de jardin est à la distance Terre-Lune (le préfixe grec nano signifie d'ailleurs "nain")! Les nanotechnologies se définissent donc comme l'ensemble des techniques permettant de manipuler les Lego de l'infiniment petit, les atomes et les molécules, dans le but de créer de nouveaux produits. Car à cette échelle, certains matériaux présentent des propriétés chimiques ou physiques inédites.

Et les scientifiques commencent seulement à saisir l'immensité du champ d'applications qui s'ouvre à eux, en électronique, microbiologie, chimie ou médecine... Même en cosmétique: L'Oréal est l'une des entreprises qui possède le plus de brevets en nanotechnologies. Ainsi, il existe déjà des crèmes solaires contenant des nanoparticules d'oxyde de titane, qui stoppent les rayons UV. Il n'y a donc pas une, mais bien des nanotechnologies, leur seul point commun étant la taille des matériaux utilisés.

En physique des matériaux, les nanotubes font l'objet de mille attentions. Si minces qu'il en faut lier des dizaines de milliers pour faire un fagot épais comme un cheveu, ils ont des propriétés électroniques ou mécaniques inouïes: cent fois plus rigides que l'acier, ils se tordent sans jamais se rompre. "Nous les utilisons dans de nouveaux écrans hyperplats, plus efficaces et économes en énergie que les modèles actuels", explique Oliver Gröning, physicien au Laboratoire fédéral d'essai des matériaux et de recherche (EMPA).

En médecine, des nanocapsules inoculées dans le corps pourraient, à l'image d'un camion, transporter des substances thérapeutiques à des endroits précis. Des spécialistes interrogés lors d'une étude' du Centre d'évaluation des choix technologiques (TA-SWISS) estiment que ce procédé sera exploitable d'ici dix ans. Plus proche de la réalité: les nanoparticules utilisées comme marqueurs lors de diagnostics précoces des maladies, cardio-vasculaires ou virales.

Le traitement du cancer profiterait aussi de ces avancées. En octobre, deux chercheurs berlinois ont injecté des particules de fer nanométriques dans la tumeur d'un patient. Puis ils les ont chauffées par excitation magnétique; la tumeur "s'enflamma" et fut annihilée en huit mois.

Disque dur de très haute densité, antipolluant pour diesel, béton high-tech qu'il n'est plus besoin d"armer"... Les applications possibles ou réalisées sont légion. Les pays industrialisés l'ont bien compris: selon la revue Nature, 3 milliards de dollars sont investis chaque année dans de telles recherches à travers le monde. En Suisse, qui figure parmi les pays les plus avancés en nanosciences, 33 millions de francs étaient prévus en 2003, selon le TA-SWISS.

Pourtant, chaque technologie émergente a sa face cachée. Et dans ce courant d'optimisme, des questions commencent à poindre. Ainsi, le temps nécessaire pour passer des laboratoires à une exploitation à large échelle des découvertes, ou les promesses d'applications, sont remis en question.

La controverse la plus actuelle concerne les risques de pollution de l'environnement ou de toxicité de ces nanoparticules. Les scientifiques, s'ils sont d'accord de prêter attention aux études visant à les évaluer, espèrent que celles-ci n'entraveront pas leur travail. "Tout stopper aujourd'hui sous prétexte d'une méconnaissance des risques me paraît injustifié", déclare Louis Schlapbach, directeur de l'EMPA.Mais le coup de frein pourrait venir d'ailleurs: d'aucuns craignent la méfiance de la population par rapport à une science de l'"impalpable", accentuée par la "fuite en avant" des chercheurs vers le progrès. Au-delà des espoirs fous et des défis technologiques, tous - scientifiques, éthiciens, politiciens comme quidams - s'accordent donc à dire que les aspects éthiques et sociaux devront aussi être considérés, sous peine de voir cette "révolution scientifique" subir le même sort que, par exemple, les OGM.

"Eviter l'erreur des OGM"

"Avec les nanotechnologies, il ne faut pas reproduire les erreurs faites avec les OGM", avise Ueli Aebi, chercheur au Biocentre de Bâle. Quelles erreurs? "L'arrogance des scientifiques sous-estimant les craintes du public." Et Hans Widmer, président de la Commission des sciences, éducation et culture au Parlement, d'ajouter: "Avec les OGM, les politiciens sont intervenus alors que les enjeux économiques étaient déjà immenses." Réunis à Berne en décembre lors de la présentation de l'étude du TA-SWISS sur les "Nanotechnologies dans la médecine", scientifiques et politiciens ont débattu de cette question de transmission du savoir, notamment dans un domaine aussi peu "palpable" que les nanotechnologies. Rêvant d'une grande instance de réflexion dévolue à cette tâche, H. Widmer juge indispensable que "la population soit informée très tôt sur les aspects plus philosophiques de la recherche". Selon lui, cela passe par plus d'information dans les médias, et d'argent investi dans ce domaine annexe. "Nous avons cette chance à saisir maintenant!", a renchéri le conseiller national Johannes Randegger, par ailleurs dirigeant chez Novartis.

Quand le prince Charles n'en dort plus la nuit

S'il en fait des cauchemars, nul ne le sait. Mais le prince Charles est inquiet. A tel point qu'il a, l'an dernier, mandaté la prestigieuse Royal Society (l'Académie des sciences britannique) pour vérifier si ses craintes étaient fondées. Le sujet de tant de soucis? Les dangers inhérents aux nanotechnologies.

Et les écrits de science-fiction qui déjà s'emparent des percées scientifiques n'ont probablement pas rassuré Son Altesse. Ainsi dans La Proie, dernier roman de Michael Crichton, l'auteur de Jurassic Park, des nanorobots intelligents, créés pour inspecter l'intérieur du corps, se reproduisent anarchiquement et, s'infiltrant partout, prennent le pouvoir...

Le risque qu'un tel phénomène ait lieu est quasi nul, clame le rapport de la Royal Society. Foin donc de toute cette science-fiction. Mais y a-t-il d'autres risques potentiels? "Aucun qui soit fondamentalement nouveau, affirme Oliver Gröning Toutes les substances utilisée sont connues depuis longtemps; les mesures de sécurité adéquates sont en principe appliquées dans chaque laboratoire professionnel". Et le physicien de l'EMPA de citer aussi les nanoparticules toxiques des gaz d'échappement, présentes dans l'air depuis des décennies.

Pourtant, ETC ne se satisferait pas de cette réponse. Ce groupe pro-environnemental canadien a en effet demandé en 2002 un moratoire sur les recherches jusqu'à ce que soit établie une réglementation unifiée des risques liés aux nanotechnologies. Plus qu'aux nanorobots fous, utilisés pour attirer l'attention, ETC fait là allusion à la toxicité mal connue des nanoparticules: "Des produits sont mis sur le marché sans que leur toxicité soit testée. Pour les entreprises, il n'existe parfois même pas de catégories dans lesquelles les classer... ", lit-on dans un communiqué. L'accent est mis sur les "nanoproduits" usités dans la médecine comme moyen de diagnostic ou de thérapie.

En Suisse, une étude du TA-SWISS vient de conclure sur ce thème: "La moitié des 70 experts interrogés jugent ce problème non négligeable. Une fois dans le corps, il est possible que ces particules, vu leur taille, franchissent la barrière jusque-là imperméable entre le cerveau et le sang ou trompent le système immunitaire". "Il faut donc clarifier leur taux de toxicité avant de les utiliser", insiste Andrea Arz de Falco, de l'Office fédéral de la santé publique. Cette éthicienne s'inquiète aussi des conséquences sociales: "Grâce à l'amélioration des diagnostics par les nanotechnologies, chacun sera plus préoccupé par sa santé et devra déterminer, parfois avec difficulté, ce qu'il veut vraiment savoir sur lui-même".

Plusieurs autres études, tant en médecine que dans le domaine des matériaux, sont en route à travers le monde. Ainsi, selon la revue Science, le Congrès américain a alloué quelque 5 millions de dollars pour étudier les impacts sociaux, économiques et environnementaux des nanotechnologies.

Un coup de pub?

La Liberté: N'y a-t-il pas trop de promesses d'applications à propos des nanotechnologies?

Oliver Gröning, physicien: On dit que "si les perspectives à court terme sont souvent surestimées, celles à long terme sont toujours sous-estimées". C'est donc normal d'imaginer des applications. J'ai moi-même de la peine à le faire pour les nanotechnologies. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder le développement fulgurant d'internet par exemple, ou d'une autre vieille découverte, l'électricité... "L'éclosion de chaque technologie représente un premier pic, auquel on associe moult idées. Puis, les percées sont moins faciles. Les gens ont alors l'impression que la recherche sature un peu. Mais en regardant l'histoire scientifique, on voit que des petites avancées ont parfois eu de grosses conséquences.

Ces promesses ne sont-elles pas de la "publicité" pour assurer des soutiens financiers à la recherche?

Cet aspect va avec la recherche, car trouver de l'argent est parfois difficile, surtout en ces temps de restrictions financières. Ce qu'il ne faut pas faire par contre, c'est trop de promesses à très court terme.

Olivier Dessibourg, La Liberté, 23.03.2004