«La Suisse est un pays favorable à l'invention, mais pas à sa commercialisation»

Eric Favre est un inventeur. Un inventeur fameux, même. Nous sommes nombreux à utiliser tous les matins, voire plus, son invention, les machines à café Nespresso. Ce procédé est né dans son imagination au milieu des années septante déjà («J'étais dans mon bain et un flash est venu!»). Il faudra attendre plus de dix ans – et maintes discussions avec les responsables de Nestlé – pour que l'application commerciale envahisse le marché en 1985. Eric Favre a dirigé Nespresso SA jusqu'en 1990. Puis il a quitté Nestlé. Depuis lors, Eric Favre a fondé sa propre société, Monodor, spécialisée dans les technologies de pointe. Il collabore, toujours dans le domaine des capsules à café, avec des sociétés comme Migros ou Lavazza et vend en ligne ses propres capsules'. Invité récemment à un séminaire consacré à la propriété intellectuelle, organisé par Interforum2 à Lausanne, il a pris le temps de répondre à quelques questions et de parler des joies et des difficultés du métier d'inventeur.

Pourriez-vous définir ce qu'est pour vous un inventeur?

Pour moi, la capacité d'inventer est un peu innée. Toutefois, au-delà de ce constat personnel, il faut réunir diverses qualités pour «être» un inventeur, au premier rang desquelles figure la nécessité de posséder une large culture générale et des connaissances techniques pointues. Pourquoi? Parce que l'inventeur doit savoir passer de l'invention à la commercialisation de son produit et maîtriser pour cela toute la chaîne de fabrication. Ceci explique le fait qu'il n'est pas si fréquent de rencontrer des inventeurs, à l'inverse des innovateurs. Ces derniers sont plus nombreux, car les innovations sont beaucoup plus répandues que les inventions. Mon père, inventeur lui-même, m'avait déjà enseigné cette distinction entre les inventions et les innovations.

Pourriez-vous illustrer votre propos avec l'exemple de Nespresso?

Dans l'exemple de Nespresso, l'invention est d'avoir découvert le rôle fondamental de l'air pour obtenir un café au goût unique. Les innovations ont ensuite consisté à développer des systèmes de capsules pour machines à café. En fait, tout est parti d'un défi. Au milieu des années septante, un soir, alors que je travaillais au service packaging chez Nestlé à Vevey, je lance cette phrase à ma femme : « Je vais inventer un système pour que chacun, chaque matin, puisse avoir un excellent espresso sur sa table ! » Mon épouse, qui est italienne, s'étonne alors et me répond sur le ton du défi : « Toi-même, tu ne sais pas ce qu'est un bon espresso ! Comment veux-tu inventer un tel système ? ». Qu'à cela ne tienne ! Nous avons passé tout l'été suivant à sillonner les routes transalpines à la recherche du secret du bon espresso. Et nous l'avons trouvé ! A Rome. Un barista local, Eugenio, spécialiste de la confection de l'espresso, avait une façon très personnelle de faire son métier, en jouant de façon saccadée avec le piston de sa machine à café. C'est lui qui m'a fait comprendre le rôle fondamental de l'air dans la réalisation d'un bon café. L'air exalte les huiles essentielles contenues dans le café. La compréhension de ce phénomène m'est venue comme un flash, alors que j'étais dans mon bain !

Pourriez-vous, justement, dévoiler un mystère : comment l'inventeur trouve-t-il ses idées ? Par des Flashs ?

Dans mon cas oui. Mais je crois que cela se vérifie aussi pour d'autres inventeurs. En fait, l'idée vient alors que l'on s'y attend le moins. Alors que depuis des semaines et des mois l'inventeur tourne son problème dans tous les sens pour trouver la solution, cette dernière arrive souvent, sans crier gare, dans un instant où le cerveau est libre de toutes réflexions particulières. Et n'oubliez pas : les plus grandes inventions sont souvent les plus simples : cela explique l'effet « Eurêka ! », l'effet flash ».

Après avoir été l'inventeur du système Nespresso, quelles sont vos activités aujourd'hui?

Après avoir dirigé Nespresso SA jusqu'en 1990, j'ai fondé ma propre société, Monodor, active dans la production de capsules pour machines à café et qui réunit vingt-deux centres de compétence dans le monde pour continuer encore et toujours à chercher des innovations et des inventions.
Nous collaborons notamment avec des sociétés comme Migros ou Lavazza et vendons en direct nos propres capsules.

A quel moment les difficultés apparaissent-elles réellement pour un inventeur: pendant la recherche d'idées ou après l'invention, avec les problèmes administratifs, le dépôt des brevets, etc.?

Inventer, pour moi, c'est aussi commercialiser son invention. Or, ce deuxième aspect est souvent sous-estimé. La période «après invention» est difficile: le dépôt et la défense des brevets d'invention constituent les principales tâches qui attendent l'entrepreneur-inventeur en devenir!

Que retenez-vous de votre expérience avec Nespresso et Monodor en ce qui concerne ces difficultés rencontrées avec le dépôt des brevets?

Les difficultés sont d'abord financières. Ainsi, pour Monodor, j'ai dépensé 600 000 francs pour déposer et défendre mes brevets dans nombre de pays. Mais l'argent n'est pas tout: j'ai également passé des heures et des heures à discuter avec les services de la propriété intellectuelle des pays concernés et à me déplacer personnellement pour défendre point par point mon invention. Ce travail est fondamental, car c'est lui qui va déterminer la pérennité de votre entreprise et la protéger d'éventuelles contrefaçons futures. Je signale aussi que, dans le cas de Nespresso, j'ai passé dix ans à convaincre mes supérieurs de l'utilité et de la pertinence de mon projet. Devant l'incompréhension de certains cadres, j'ai connu
des moments terribles de découragement. Il faut s'avoir s'accrocher.

Le XXIe siècle est-il plus compliqué pour les inventeurs que le XXe? Le mythe
de l'inventeur parti de rien et qui réussit à faire fortune est-il toujours d'actualité?

J'ai le sentiment qu'on entre dans une nouvelle ère propice aux inventeurs, cela après une période bénie – les aimées soixante et septante –, puis une période difficile pour la science – les années quatre-vingt et nonante. La science a eu mauvaise presse ces dernières années face à certaines de ses dérives, mais, aujourd'hui, les défis liés aux économies d'énergie offrent un vaste champ d'action pour les inventeurs du XXIe siècle.

La Suisse est-elle un pays favorable pour inventer?
Pour inventer, oui. Pour commercialiser, non! La proximité d'un grand nombre de grandes entreprises et d'universités prestigieuses est un atout pour développer des inventions. Mais la promiscuité de tous les acteurs – le fait que la Suisse est un «village» – constitue un sérieux handicap pour maintenir une certaine discrétion indispensable concernant son invention et réussir au mieux la phase de commercialisation. D'ailleurs, si c'était à refaire, je ne suis pas sûr que je choisirais la Suisse comme siège de ma société! A ce propos, je souligne aussi les difficultés des entreprises helvétiques à trouver des financements adéquats: c'est un paradoxe, tout de même, dans un pays où le secteur bancaire occupe une place si importante!

Le plus grand, c'est Léonard

Eric Favre cite volontiers Léonard de Vinci comme modèle à suivre pour tous les inventeurs en devenir. Mais plus qu'une lecture fastidieuse d'ouvrages biographiques plus ou moins bien rédigés, ces derniers peuvent visiter un lieu unique pour s'inspirer du génie né en 1452 en Toscane et mort en 1519 au château du Clos Lucé, situé dans le haut d'Amboise, dans la vallée de la Loire en France. C'est dans ce lieu que se trouve aujourd'hui un musée' dédié à la vie du protégé de François 1er.
C'est en effet François 1er qui fit venir Léonard de Vinci au château du Clos Lucé en 1516 et l'y installa, sur les conseils de sa soeur Marguerite de Navarre. Léonard de Vinci fit le voyage par les Alpes, transportant avec lui à dos de mulet trois de ses plus remarquables toiles: la Joconde, la Sainte-Anne et le Saint-Jean-Baptiste, qu'il termina au Clos Lucé.
Le roi lui accorda une pension de 700 écus d'or par an et Léonard de Vinci fut «libre de penser, de rêver et de travailler». Pendant les dernières années de sa vie, Léonard de Vinci réalisa diverses missions pour le roi en tant que metteur en scène des fêtes de la Cour, architecte, ingénieur civil (études pour le canal de Romorantin, écluses de la Loire), ingénieur militaire, urbaniste, conseiller...
Après avoir écrit que «Nul être ne va au néant» et demandé les sacrements de l'Eglise, Léonard de Vinci s'éteignit au Clos Lucé le 2 mai 1519 à l'âge de 67 ans. Le musée du Clos Lucé propose de visiter et d'admirer la chambre du Maître, sa cuisine à la monumentale cheminée, les salles Renaissance de brique et de pierre de sa maison, mais - surtout - quarante fabuleuses machines - en avance de quatre siècles sur leur temps - reconstituées selon les plans de Léonard et réalisées avec des matériaux de l'époque.

Innover n'est pas inventer

Ne pas confondre les innovations et les inventions! Si les innovations sont nombreuses, les inventions sont plus rares. Eric Favre montre ainsi la différence entre son invention - le procédé qui met en avant le rôle de l'air dans la préparation d'un bon café - et les innovations qui en découlent, soit la conception de capsules pour machines à café qui utilisent le procédé de base.

Une émission de télévision sur M6 a récemment consacré «L'inventeur de l'année». Son invention? Un barbecue vertical à retournement simplifié et à télécommande. Face à lui, les autres candidats de ce concours Lépine revisité présentaient des projets disparates: un «manteau porte bébé» (un manteau avec une ouverture pour passer la tête du bébé), un «Glam suisse» (une sorte de couteau suisse pour femme, où les outils sont remplacés par du maquillage), un «Epil Optic» (procédé qui permet une épilation longue durée grâce à une miniaturisation des techniques professionnelles), ou encore un « Walk and Roll » (une trottinette avec une selle). Mais ces « inventions » ne galvaudent-elles pas leur appellation ? Ne méritent-elles pas davantage le nom d'innovations que d'inventions ?

Et l'esprit curieux de s'inventer (s'innover ?) mille questions : le Web est-il réellement une invention ? Ne serait-ce pas plutôt l'internet l'invention ? Et le téléphone portable ? Et la voiture électrique ? Et la « suissitude » ?...

Grégory Tesnier